Une attaque contre l’Iran aura des répercussions dévastatrices sur le Proche-Orient et le Golfe

Cinq experts analysent pour « L’Orient-Le Jour » l’impact politique et militaire sur la région d’une éventuelle frappe contre la République islamique

Alors que la tension est montée, ces dernières semaines, entre les États-Unis et l’Iran, les craintes d’une nouvelle intervention américaine dans la région continuent de se renforcer. Ces inquiétudes ont été notamment accentuées après les récents propos du ministre français des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, qui a appelé le monde à se préparer « au pire », c’est-à-dire à l’éventualité d’une guerre contre la République islamique. Bien que Washington affirme toujours privilégier la voie diplomatique pour un règlement du dossier du nucléaire iranien, les médias américains rapportent presque quotidiennement, en citant de hauts responsables de l’Administration Bush, que des plans militaires sont en cours de préparation dans les couloirs du Pentagone pour une éventuelle attaque contre l’Iran dès 2008. Selon de nombreux experts, une opération militaire – américaine ou israélienne – contre l’Iran aurait des conséquences aléatoires et risquées pour le Moyen-Orient et le reste du monde. S’il est bombardé, l’Iran pourrait, selon des analystes interrogés par « L’Orient-Le Jour », utiliser ses alliés dans la région, notamment la Syrie et les groupes armés en Irak et au Liban, afin d’entraîner les Américains, les Israéliens et leurs alliés arabes dans une guerre aux conséquences dévastatrices.

Le 1er octobre dernier, le célèbre journaliste américain, Seymour Hersh, écrivait dans le magazine The New Yorker que l’Administration Bush envisage de possibles raids aériens contre les Gardiens de la révolution plutôt qu’un bombardement des installations nucléaires en Iran. L’auteur précise que bien qu’aucun ordre officiel d’exécution n’ait été donné pour une opération militaire en Iran, le rythme des préparatifs militaires s’est accéléré et la CIA aurait renforcé son unité travaillant sur l’Iran. Une semaine plus tôt, l’hebdomadaire Newsweek révélait que le vice-président des États-Unis, Dick Cheney, aurait envisagé de demander à Israël de lancer des missiles contre le site nucléaire iranien de Natanz afin de provoquer une riposte militaire de Téhéran et obtenir ainsi un prétexte pour que l’armée américaine frappe à son tour. Toujours selon Newsweek, Israël jugerait qu’une action militaire pourrait être nécessaire dès 2008 pour entraver les programmes de recherche nucléaire de l’Iran.

Accusations et contre-accusations

Parallèlement à ces informations distillées par les médias, la République islamique et les États-Unis ont multiplié, ces derniers jours, les déclarations ou décisions de nature à faire monter la tension. Ainsi, le Congrès américain a adopté, le 25 septembre, un texte appelant à la désignation des Gardiens de la révolution iraniens – ou Pasdarans – comme groupe terroriste. Réagissant à cette résolution, le Parlement iranien a, à son tour, adopté un texte qualifiant l’armée américaine et la CIA d’organisations « terroristes ». Par ailleurs, dans une riposte à la récente mise en garde du ministre français des Affaires étrangères, Bernard Kouchner, l’ayatollah Ali Khamenei, le guide suprême de la République islamique, a averti que « quiconque lance une agression contre l’Iran souffrira sérieusement des conséquences ». De son côté, le secrétaire général du Conseil suprême de sécurité nationale en Iran, Ali Larijani, a affirmé que Washington « collerait sa main au milieu d’une ruche » s’il décidait de frapper son pays. Les Américains ne doivent pas attaquer la République islamique s’ils ne veulent pas voir « Israël en fauteuil roulant », a-t-il ajouté. Parallèlement à ces mises en garde, l’Iran a également multiplié ces dernières semaines les défilés militaires, présentant de nouveaux missiles de longue portée, dont le Ghadr-1, capable d’atteindre Israël et les bases américaines dans le Golfe. Parallèlement, des chercheurs du MIT, l’institut de technologie de Massachusetts, ont indiqué, dans une étude, que des raids aériens contre des sites nucléaires en Iran permettraient de retarder considérablement les recherches de Téhéran. L’étude, publiée en mai dernier, précise notamment que deux bombes à guidage laser de 907 kilos et 24 bombes à pénétration suffiraient à détruire Natanz dont les installations sont enfouies à huit mètres de profondeur.

Les scénarios d’une éventuelle guerre

Tous ces développements nourrissent les craintes d’une éventuelle frappe contre l’Iran et suscitent des questions quant à la réponse iranienne et les conséquences à l’échelle régionale.« L’Iran réagira proportionnellement à la nature et à la portée de la frappe contre son territoire et en fonction de la nationalité de l’agresseur », estime Émile el-Hokayem, chercheur au Henry L. Stimson Center, interrogé par L’Orient-Le Jour. « Si les frappes proviennent d’avions ou de navires opérant à partir du Golfe, Téhéran attaquera les bases américaines dans la région, estime l’expert. Mais il est peu probable que les monarchies du Golfe permettent aux Américains de frapper l’Iran à partir de leur territoire. » Selon M. Hokayem, Téhéran pourrait également frapper là où les Américains sont les plus vulnérables, comme l’Irak, par exemple. « Tous les éléments qui indiquent que Bagdad sera impliqué dans un conflit irano-américain sont réunis », insiste cet expert en politique américaine au Moyen-Orient, avant d’ajouter : « Si une guerre régionale est déclenchée, le futur de l’Irak ressemblera à un trou noir sans fond. »

Un avis partagé par Joseph Henrotin, rédacteur en chef adjoint du magazine Défense et sécurité internationale, qui estime que l’Iran cherchera à déstabiliser encore plus les Américains à Bagdad en « activant » simultanément ses alliés opérant en Irak. « Les forces de la coalition feront alors face à une véritable insurrection chiite », indique M. Henrotin, qui est également analyste au sein du Réseau multidisciplinaire d’études stratégiques en Belgique.

Les Iraniens pourraient également, en cas de frappe, décider de bloquer le détroit d’Ormuz, c’est-à-dire l’entrée du golfe Persique emprunté par les pétroliers, et qualifié naguère de « veine jugulaire de l’Occident » par le chah d’Iran. « Pour ce faire, Téhéran dispose de trois sous-marins d’origine russe, assez silencieux et donc difficilement détectables, et aussi d’un stock important de mines marines », explique M. Henrotin à L’Orient-Le Jour. Le ministre russe des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov, a d’ailleurs mis en garde le 21 septembre dernier contre des problèmes d’approvisionnement en pétrole en Occident en cas de guerre avec l’Iran. « C’est une région-clé pour l’approvisionnement en hydrocarbures de la plupart des pays occidentaux, et toute défaillance dans ce domaine provoquerait de graves crises », a-t-il assuré.

Clément Therme, spécialiste de l’Iran, met cependant en doute la possibilité d’un tel scénario. Cette mesure « semble contraire aux intérêts économiques de l’Iran car il serait immédiatement soumis à un embargo pétrolier et donc privé d’importants revenus », estime-t-il, tout en rappelant que les revenus pétroliers ont rapporté à Téhéran 51 milliards de dollars pour l’année 2006-2007.

Autres représailles iraniennes possibles : bombarder Israël. « Ce scénario est le plus terrifiant car il pourrait entraîner une riposte israélienne qui a toutes les chances d’être nucléaire, surtout si l’attaque iranienne est chimique », estime M. Henrotin. « Toutefois, la probabilité qu’un tel scénario se réalise est théoriquement moindre, explique-t-il. Les Iraniens sont de fins stratèges et savent ce qui peut les attendre s’ils vont trop loin. »

La carte de Damas et du Hezbollah

Les conséquences d’une frappe contre l’Iran sont d’autant plus aléatoires et risquées que Téhéran, avec l’aide de ses alliés dans la région, notamment la Syrie et le Hezbollah, est capable de mettre le Moyen-Orient en ébullition. « Damas pourrait, en effet, être entraîné dans un conflit régional en cas de frappe contre Téhéran, estime Joshua Landis, expert en affaires syriennes. D’ailleurs, je crois que c’est le message à tirer du récent raid israélien contre son territoire », ajoute-t-il. Selon des informations divulguées par la presse américaine et britannique, l’aviation israélienne a bombardé le 6 septembre un site en Syrie soupçonné d’abriter des activités nucléaires dans lesquelles la Corée du Nord pourrait être impliquée. Trois semaines plus tard, le président syrien Bachar el-Assad réagissait à cette attaque en déclarant que son pays se réservait « le droit de répliquer de différentes façons » au raid israélien. Pour les spécialistes, Damas n’a toutefois pas intérêt à entrer dans un conflit avec Israël car le régime syrien pourrait être menacé.

Par contre, le Hezbollah au Liban « ne peut être décapité ou renversé » comme le régime de Saddam Hussein, en Irak, indique M. Hokayem en donnant l’exemple de la guerre d’été 2006. « Le Hezbollah est sans aucun doute l’instrument de riposte le plus efficace dont dispose Téhéran au Moyen-Orient, indique-t-il. L’alignement stratégique et idéologique entre la République islamique et le Hezbollah est plus fort que toute autre alliance dans la région », explique l’expert d’origine libanaise. Selon lui, près d’un tiers du territoire israélien est exposé à la menace du parti de Dieu. « En cas de frappe contre l’Iran, le Hezbollah n’hésitera pas à infliger de lourdes pertes à l’État hébreu », affirme M. Hokayem qui prévoit également une invasion israélienne presque simultanée du Liban. « Ce scénario impliquerait probablement une avancée israélienne rapide vers la Bekaa-Ouest en contournant les régions supervisées par la Finul afin de menacer la capitale syrienne et obliger ainsi Damas à combattre l’armée israélienne sur le sol libanais », analyse-t-il. Le député du Hezbollah, Hussein Hajj Hassan, a cependant assuré, dans une entrevue publiée par le site Naharnet, que son parti ne compte pas attaquer Israël en cas d’une frappe militaire contre Téhéran ou Damas. « Le Hezbollah condamnera les attaques, ni plus ni moins », a-t-il assuré.

Risque de divisions dans le monde arabe

Face à la menace grandissante d’un conflit avec l’Iran, de nombreux pays arabes, notamment du Golfe, ont mis en garde contre les risques d’une telle confrontation pour la région.

L’Arabie saoudite a récemment exprimé son « inquiétude » et averti qu’un conflit dans la région ne « sera certainement pas limité ». Le Koweït, de son côté, a annoncé qu’il refuserait que son territoire soit utilisé dans l’éventualité d’une attaque contre Téhéran. Le Koweït, qui est la plus importante base arrière pour les troupes américaines en Irak, a également affirmé qu’il s’opposait à toute action militaire contre l’Iran et a réclamé un règlement pacifique de la crise du nucléaire. Samedi dernier, un influent responsable de Dubaï, le général Dhahi Khalfan Tamim, a, à son tour, mis en garde les Occidentaux contre une attaque de l’Iran, avertissant qu’elle compromettrait leurs relations avec leurs alliés arabes. Même son de cloche en Égypte qui s’est déclarée contre toute option militaire à l’encontre de l’Iran. Le Caire et Téhéran ont par ailleurs annoncé leur souhait d’engager un dialogue au niveau ministériel en vue d’une éventuelle reprise de leurs relations diplomatiques, rompues officiellement depuis 1980.

Mais, selon les États-Unis, les pays du Golfe, ainsi que l’Égypte et la Jordanie, sont également inquiets de la tentation « hégémonique » de l’Iran dans la région. Selon un haut responsable du département d’État américain, les pays du Conseil de coopération du Golfe (qui comprend l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, le Koweït, le Qatar, Bahreïn et Oman), ainsi que Le Caire et Amman sont « profondément préoccupés par l’influence iranienne en Syrie, qui a altéré la direction stratégique de ce pays ».

Craintes d’un « effet domino »

Pour les experts, interrogés par L’Orient-Le Jour, les répercussions d’une éventuelle guerre avec l’Iran sur les pays du Golfe et le monde arabe en général sont imprévisibles et très risquées. « Si les infrastructures vitales des pays du Golfe sont visées par l’Iran et que les régimes se sentent menacés, il est très probable qu’un alignement total avec les Américains se produise », estime Émile el-Hokayem. « Par contre, si l’Iran riposte d’une façon “mesurée”, les pays arabes risquent de se diviser entre ceux qui prônent le dialogue avec Téhéran et ceux qui veulent la confrontation face à la menace iranienne », analyse-t-il. Le chercheur prévoit par ailleurs que les tensions entre sunnites et chiites risquent d’exploser dans des pays comme le Bahreïn et le Liban. « Un tel scénario obligera Ryad, qui craint un effet domino dans la région, à adopter une position très ferme à l’égard de Téhéran », explique M. Hokayem. Hady Amr, directeur du centre de recherche Brookings Institute à Doha, ne cache pas non plus ses craintes d’un conflit sunnito-chiite dans la région en cas de frappe contre l’Iran. « J’ai 40 ans et, à ma connaissance, les divisions entre musulmans dans la région n’ont jamais été aussi grandes », affirme-t-il. Selon lui, l’Iran n’attaquera un pays musulman que si le régime se sent fortement menacé.

Jusqu’à présent, les grandes puissances, dont les États-Unis, la France et la Grande-Bretagne, privilégient toujours, du moins publiquement, la voie diplomatique, pour résoudre la crise du nucléaire iranien. Tout en n’excluant pas l’option militaire, en dernier recours. Américains et Européens ont décidé d’attendre novembre pour proposer des sanctions renforcées à l’ONU contre Téhéran. Les grandes puissances attendent les rapports du chef de la diplomatie européenne, Javier Solana, et du patron de l’Agence onusienne de l’énergie atomique (AIEA), Mohamed el-Baradei, qui doivent être présentés dans la même période.

Entre-temps, il est très probable que les tensions irano-américaines s’accentuent encore plus. Selon les experts, Américains et Iraniens ont intérêt, chacun pour ses propres raisons, à laisser planer la menace d’une éventuelle guerre dans la région. Washington veut faire comprendre aux Iraniens qu’il n’écarte pas l’option militaire même si l’armée américaine est embourbée dans la guerre en Irak. Téhéran, pour sa part, multiplie les mises en garde contre une frappe contre son territoire dans le but d’inquiéter les négociateurs occidentaux, et surtout Israël, et gagner ainsi le temps nécessaire pour l’acquisition de l’arme nucléaire. Moment à partir duquel l’Iran sera inattaquable.

Dossier réalisé par Rania Massoud.

L’Orient le Jour, le 8 octobre 2007.



Articles Par : Rania Massoud

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