Une courte histoire de la Yougoslavie (1/6)

La Yougoslavie (la « terre des Slaves du Sud ») était un État multiethnique balkanique issu des ruines de la monarchie austro-hongroise (est. 1867) dont l’existence fut officiellement annoncée le 1er décembre 1918, sous le nom original du Royaume des Serbes, Croates et Slovènes.1 Le nom a été changé en juin 1929 pour le Royaume de Yougoslavie. Le pays a existé sous ce nom jusqu’en avril 1941, date à laquelle il a été détruit, occupé et divisé par les puissances de l’Axe et leurs satellites des Balkans. Sur le plan juridique, l’État est issu du Pacte de Corfou de 1917 signé par le gouvernement serbe d’une part, et les représentants politiques slaves du sud de l’Autriche-Hongrie (le Comité yougoslave), d’autre part. Jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, trois branches du même arbre yougoslave étaient reconnues : les Serbes, les Croates et les Slovènes. C’est la première fois dans l’histoire que les Slaves du Sud ont commencé à vivre ensemble dans leur propre État national.

Les Serbes et les Croates étaient toujours les deux plus grands groupes ethniques nationaux en Yougoslavie, que ce soit avant ou après la Seconde Guerre mondiale. Il y avait aussi des différences confessionnelles entre eux : les Serbes étaient des chrétiens orthodoxes, tandis que les Croates étaient des catholiques romains. Au milieu d’eux, en Bosnie-Herzégovine vivaient les musulmans bosniaques d’origine serbe ou/et croate. La naissance et toutes les 1ères années de l’État furent difficiles, car les Croates voyaient avec suspicion les efforts des Serbes pour prédominer dans la vie politique. Pour l’unification cependant, la Serbie a souffert principalement en dehors de son territoire et loin de son peuple lors la première guerre mondiale, par la perte de 270 000 hommes, soit près de 40 % de ceux qui ont été mobilisés, de la moitié de son équipement industriel et d’un tiers de ses usines.2

La diversité et les différences ethniques, confessionnelles et culturelles du pays ont été politiquement exprimées en deux conceptions contrastées et opposées de la nature et du système politique du nouvel État. Les Slovènes et les Croates ont rejoint l’Union yougoslave avec la Serbie (élargie à la toute fin de la Première Guerre mondiale avec la Macédoine du Vardar, le Kosovo-et-Métochie, la Voïvodine, certaines parties de la Bosnie-Herzégovine et le Monténégro) principalement pour des raisons défensives, dans le but de protéger leurs terres ethnographiques des prétentions territoriales irrédentistes et révisionnistes de l’Autriche et de l’Italie de l’après-guerre, surtout du coté italien.

Néanmoins, les Slovènes et les Croates exigeaient de l’État fédéral républicain une large autonomie territoriale, nationale, culturelle et politique pour chaque composante : Slovénie, Serbie et Croatie. Cependant, en revanche, les Serbes avaient besoin de la monarchie centralisée avec la dynastie royale serbe des Karađorđević.3 La Serbie, contrairement à la Slovénie et à la Croatie, est entrée dans un nouvel État comme sujet politique indépendant et internationalement reconnu. Enfin, la Constitution centralisée (la Constitution Vidovdan, 28 juin 1921) a été adoptée par une faible majorité parlementaire.

Le nouveau Parlement était dominé par les partis serbes, les Serbes étant le groupe ethnique le plus nombreux en Yougoslavie mais n’ayant pas une majorité ethnique absolue. Les Croates ont formé avec des représentants d’autres groupes nationaux une opposition parlementaire permanente protestant contre la discrimination politique et nationale dont ils faisaient l’objet. Toutefois, dans le Royaume de Yougoslavie, les Slovènes et les Croates jouissaient d’une position économique et financière privilégiée et, par conséquent, exploitaient le reste du pays. La banque la plus solide du pays était entre les mains de la Croatie (Prva Hrvatska štedionica, est. 1846). La même situation s’est produite dans la deuxième Yougoslavie (socialiste), dans laquelle l’économie et les finances étaient orientées en faveur de la Slovénie et de la Croatie.

En matière de politique étrangère, le pays a essayé de maintenir l’ordre de Versailles dans la région après la Première Guerre mondiale en signant des traités d’amitié et de coopération avec la Tchécoslovaquie (en 1920) et la Roumanie (en 1921) créant par conséquent un groupe d’États connu sous le nom de « Petit Entente ».

Dans le même temps, il y avait toutefois des conflits constants au sujet des frontières avec l’Italie et la Bulgarie et, dans une certaine mesure, avec la Grèce également. Des traités officiels d’amitié ont été signés avec l’Italie en 1924, la Grèce en 1929, la Pologne en 1926, la France en 1927 et la Bulgarie en 1937. Néanmoins, malgré le traité avec l’Italie, le gouvernement yougoslave a toujours été très méfiant à l’égard de la politique balkanique de Benito Mussolini, surtout après l’occupation italienne de l’Albanie en avril 1939. Belgrade sait très bien que Mussolini encourageait les ultranationalistes croates (Oustachi) à agir contre la Yougoslavie et essayait d’encercler la Yougoslavie par le sud en resserrant l’emprise italienne sur l’Albanie.

Après l’assassinat politique du dirigeant croate Stjepan Radić à l’Assemblée du Peuple (Parlement) à Belgrade par un député monténégrin Puniša Račić en 1928 (après les provocations publiques de Radić sur une base ethnique), les Croates ont annoncé leur boycott de la vie parlementaire et établi leur propre gouvernement à Zagreb. L’idée de proclamer l’indépendance de la République de Croatie fut également avancée. Cependant, le roi Alexandre Ier Karađorđević (né au Monténégro en 1888)4 répondit à ces tendances sécessionnistes en dissolvant le Parlement, en se proclamant dictateur et en interdisant tout parti politique (jusqu’en 1935) le 6 janvier 1929. En fait, il a instauré un régime autoritaire royal.5

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Il s’agit d’un billet de 10 dinars du Royaume de Yougoslavie avec un portrait du fils mineur du roi Alexandre Ier, le roi Pierre II, émis le 22 septembre 1939.

Avant 1929, la modernisation de l’économie après l’unification était entravée par les exigences de la reconstruction d’après-guerre, par la nécessité de mettre en place les institutions et les infrastructures de base et enfin par la préoccupation du gouvernement pour des questions purement politiques mais pas pour le développement économique. La Yougoslavie, comme beaucoup d’autres pays européens, avait été terriblement touchée par la Grande Dépression économique (1929-1933). L’économie yougoslave, en grande partie agricole, avait été raisonnablement prospère dans les années 1920, mais en 1930-1933, les prix agricoles mondiaux se sont effondrés et, par conséquent, ont causé de grandes difficultés aux agriculteurs et aux travailleurs.

La dictature royale personnelle a renforcé la croissance de différentes organisations ethno-terroristes, dont la plus importante, puis la plus célèbre, est devenue l’Organisation révolutionnaire croate (HRO), connue sous le nom d’Oustachi (Insurrection), sous la direction d’Ante Pavelić (1889-1959) catholique romain né en Bosnie-Herzégovine, connu comme le « Boucher des Balkans ». Les Oustachis accusaient le roi de mener la politique d’une « Plus Grande Serbie » suivie de l’oppression des Croates, mais en même temps, l’Organisation Révolutionnaire Croate luttait pour la création d’une Grande Croatie indépendante où les Serbes n’avaient pas leur place. L’organisation est devenue mondialement connue après l’assassinat du roi yougoslave avec un ministre français des Affaires étrangères, Louis Barthou, le 9 octobre 1934 à Marseille, à son arrivée en France pour une visite officielle. L’assassin était un Bulgare lié à l’Oustachi croate, vivant et s’entraînant en Hongrie qui a en fait organisé le crime. Pendant un certain temps, les tensions avec la Hongrie ont été fortes et il semblait même y avoir une guerre.

Les années suivantes sont marquées par des tensions politiques extrêmes sur les relations entre Belgrade et Zagreb, les Croates exigeant à tout prix la création d’une province autonome (en fait, semi-indépendante) de la (Grande) Croatie au sein de la Yougoslavie. Le conflit politique ethnique entre Croates et Serbes dans la seconde moitié des années 1930 n’était pas tant le produit de haines et de tensions naturelles qui remontaient à la surface, mais plutôt la conséquence de la croissance des idéologies et doctrines nationalistes dans le vide du pouvoir qui avait été créé par l’assassinat du roi Alexandre Ier Karađorđević en 1934.6 À la veille même de la Seconde Guerre mondiale, afin d’empêcher le séparatisme croate et de se ranger du côté de l’Allemagne et de l’Italie en cas de guerre contre les puissances de l’Axe, Belgrade a finalement accepté l’autonomie croate sous la pression apparemment exercée par Londres et Paris. Par la suite, un vaste Banovina Hrvatska (le Banat de Croatie), composé d’une grande partie de la Bosnie-Herzégovine, a été créé le 26 août 1939 par l’accord signé entre le Premier ministre yougoslave Dragiša Cvetković (d’origine romaine mais non serbe) et le dirigeant national et politique croate Vladimir Vlatko Maček. Néanmoins, la plus grande partie des Serbes, des partis politiques serbes et de l’Église orthodoxe serbe n’ont pas soutenu l’accord parce qu’ils le considéraient comme un « Munich serbe » – la capitulation sous l’ultimatum croate et la pression politique occidentale (française et britannique). Néanmoins, ce système semi-fédéral asymétrique a permis à six Croates de rejoindre le gouvernement yougoslave commun avec pour tâche principale de trouver un compromis avec une Allemagne nazie et une Italie fasciste.

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Déçu par l’aide économique que la Yougoslavie a reçue de la France et frustré par les intentions politiques de Mussolini dans les Balkans, le prince régent Paul (étant toute sa vie anglophile) a commencé à se tourner vers l’Allemagne nazie pour le commerce et pour se protéger des aspirations territoriales italiennes en Dalmatie et en Albanie (irrédentisme italien). En guise de succès, un traité commercial germano-yougoslave a été conclu en 1936. En conséquence, le traité a conduit à une augmentation significative du commerce, de sorte qu’en 1938, l’Allemagne absorbait 40 % des exportations yougoslaves. Sans aucun doute, le traité yougoslave avec l’Allemagne a réduit la menace de l’Italie fasciste qui a signé l’accord de l’axe Rome-Berlin avec Hitler en 1936. En 1937, l’Italie a donc signé avec la Yougoslavie un traité d’une importance capitale pour cette dernière, puisque deux pays ont convenu de respecter leurs frontières respectives, d’accroître leurs échanges commerciaux et de s’occuper des terroristes (c’est-à-dire de l’Oustachi croate). La situation internationale s’étant drastiquement détériorée en 1939, la Yougoslavie s’est retrouvée, d’une part, dans une position inconfortablement alignée sur les puissances de l’Axe et, d’autre part, dans l’absence totale de soutien pratique des démocraties occidentales.7

Vladislav B. Sotirović

 

Article original en anglais : A Short History of Yugoslavia (I), Oriental Review, le 22 mars 2019.

Traduit par Fabio pour le Saker Francophone

 

 

Notes 

  1. Snežana Trifunovska (ed.), Yugoslavia Through Documents: From Its Creation to Its Dissolution, Dordrecht−Boston−London: Martinus Nijhoff Publishers, 1994, 157−160.
  2. John B. Allcock, Explaining Yugoslavia, New York: Columbia University Press, 2000, 54−55. About Serbia in WWI, see in Mira Radojević, Ljubodrag Dimić, Serbia in the Great War 1914−1918: A Short History, Belgrade: Srpska književna zadruga−Belgrade Forum for the World of Equals, 2014
  3. Norman Lowe, Mastering Modern World History, Fourth Edition, New York: Palgrave Macmillan, 2005
  4. Le futur roi est né àCetinje (Monténégro) le 17 Décembre 1888 fils du roi de Szrbie Petar I Karađorđević (Roi depuis 1903) et de la Princesse du Montenegro, Zorka (la plus agée des fille du roi du Monténégro, Nikola I Petrović-Njegoš) Бранислав Глигоријевић, Краљ Александар Карађорђевић, I, Уједињење српских земаља, Београд: БИГЗ, 1996, 24
  5. Au sujet du régime autoritaire d’Alexander I Karađorđević, voir Bridžit Farli, “Aleksandar Karađorđević i kraljevska diktatura u Jugoslaviji”, Bernd J. Fišer (priredio), Balkanski diktatori: Diktatori i autoritarni vladari jugoistočne Evrope, Beograd: IPS−IP Prosveta, 2009, 65−104
  6. De même, les conflits ethniques en Yougoslavie dans les années 1990 ont été la conséquence de l’effondrement du socialisme qui a créé le vide du pouvoir. Andrew Heywood, Global Politics, New York : Palgrave Macmillan, 2011, 188
  7. Sur ce sujet, voir Aliaksandr Piahanau (ed.), Great Power Policies Towards Central Europe, 1914−1945, Bristol, England: E-International Relations, 2019


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