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Une députée syrienne : “Aujourd’hui nous avons en Syrie une guerre fomentée par l’OTAN. L’Europe ne doit pas faire le jeu des USA ».
Par Maria Saadeh
Mondialisation.ca, 26 novembre 2015
LantiDiplomatico
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https://www.mondialisation.ca/une-deputee-syrienne-aujourdhui-nous-avons-en-syrie-une-guerre-fomentee-par-lotan-leurope-ne-doit-pas-faire-le-jeu-des-usa/5491712

Nous avons rencontré ce matin dans un hôtel de Rome la députée syrienne indépendante Maria Saadeh. Entendre raconter ce qui se passe en Syrie depuis cinq ans directement de la bouche de Syriens plutôt que de celle d‘envoyés spéciaux au Qatar nous a paru un exercice intellectuel intéressant pour offrir une information de qualité. C’est la cas avec cette interview aujourd’hui qui dément la totalité des mensonges proférés [dans les médias] à ce jour,  et montre bien l’inanité manifeste de la politique [extérieure] de l’Europe. « Ne laissez pas l’Europe continuer à être un instrument des États-Unis dans cette guerre de l’OTAN contre la Syrie, » lance Maria Saadeh. Un appel malheureusement ignoré pour l’instant.

Par Alessandro Bianchi, pour L’anti Diplomatico

* * * INTERVIEW * * *

L’antiDiplomatico : En 2012, vous faisiez partie, Mme Saadeh, de la délégation parlementaire syrienne qui devait venir en Italie témoigner devant nos institutions de la crise en cours en Syrie. Mais cette visite a été annulée, puisque le ministre Terzi a annulé vos visas au dernier moment. Pouvez-vous nous raconter cet épisode ?

Maria Saadeh : À l’époque, l’Europe et les USA voulaient rompre toute relation avec la Syrie, et ne souhaitaient pas entendre les voix provenant directement du pays, qui auraient permis de comprendre ce qui se passait vraiment en Syrie Ils voulaient juste abattre le gouvernement [de Bashar el-Assad] et ont complètement modifié la version des faits dans les médias. Pour nous, ce fut une période difficile, il était devenu impossible de communiquer, de franchir les frontières. Pour une visite programmée en Italie en 2012, nous n’avons pas obtenu les permissions, bien qu’elles aient été données par l’ambassade. Après cet épisode des visas non fournis, j’ai écrit au Sénat italien et au parlement européen pour obtenir des explications. En effet, si vous prétendez apporter la démocratie [chez les autres], alors pour rester crédible, il faut au moins écouter les souffrances du peuple.

LAD : En Italie ces dernières années, les médias nous ont livré une version des faits totalement déformée sur la question syrienne. Les choses semblent évoluer depuis les attentats de Paris le 13 novembre dernier, une tragédie que le peuple syrien vit à ses dépens depuis 2011, de façon quotidienne, et dont l’Occident se désintéresse totalement. Quelle est votre opinion à ce sujet ?

MS : La France combat le terrorisme au Mali, mais le soutient en Syrie. Voilà ce qu’est sa politique extérieure. Ceux qui ont commis ces atrocités à Paris sont les mêmes qui frappent la population syrienne depuis cinq ans, avec la complicité et même la participation de pays européens, et tout spécialement la France. Nous nous sentons évidemment proches des familles de victimes du 13 nov. et personne mieux que nous ne peut comprendre leur douleur. Mais il faut réfléchir sur la situation politique en Syrie. Les intérêts en jeu aujourd’hui sont d’ordre politique, et les gouvernements occidentaux peuvent faire beaucoup pour protéger les populations européennes, mais ils doivent comprendre ce qui se passe en Syrie.

LAD : Si l’on essaie de réfléchir sur la base de ce que racontent les médias depuis 2011 en Europe, la Syrie est dirigée par un régime totalitaire qui ne tolère aucune voix dissidente dans le pays. Pouvez-vous nous parler de votre expérience de parlementaire, et des changements constitutionnels qui sont intervenus en Syrie depuis 2011 ?

MS : Avant tout, je veux dire que je suis une députée indépendante, et que je ne travaille ni pour ni contre le gouvernement d’Assad. En Syrie, cela fait longtemps qu’il n’y a plus d‘opposition, mais selon moi, créer une opposition en temps de crise constitue la vraie crise. En ce moment, avec la guerre en cours, nous voulons d’abord protéger les structures de l’État et les infrastructures.

Avant la crise, je ne faisais pas de politique. Mais quand j’ai vu ce qui se passait dans mon pays, et qui était dû, non pas à des facteurs internes, mais bien externes, comme ce que j’avais pu observer de ce qu’avaient subi les citoyens irakiens à cause des forces étasuniennes, je suis intervenue avec toute une série d’initiatives pour les jeunes, avec l’objectif de les aider à s’exprimer de façon juste et d’éviter qu’ils ne soient instrumentalisés contre l’État. C’est à la suite de cela qu’on m’a proposé de participer à la vie parlementaire. C’était une bonne idée, il nous faut une tribune pour exprimer la voix du peuple syrien. Au parlement, je parle avec la voix de la société civile, je porte la voix des Syriens.

LAD : Toujours selon la narrative occidentale, l’opinion publique considère les soi-disant « rebelles modérés » comme étant l’opposition d’aujourd’hui.

MS : Laissez-moi être très claire sur ce point. Arrêtons de prendre toutes nos informations dans les médias, qui chamboulent absolument tout : en Syrie, il n’existe pas de « rebelles modérés » dans l’opposition. J’ai une question pour vous, Occidentaux : accepteriez-vous que dans votre pays, existe une opposition armée qui combatte votre gouvernement ? Je ne pense pas. Le terrorisme reste le terrorisme. Un acte de terrorisme est toujours un acte de terrorisme, quelle que soit la façon dont on l’organise, ou ceux qui l’exécutent. Certains de ces groupes rebelles ont été armés et utilisés contre l’État. Voilà ce qui se passe en réalité, et je ne sais pas si c’est bien clair en Occident.

Que s’est-il passé en Irak ? Est-ce que cela a bénéficié à la population ? Certainement pas. Après avoir accusé pendant 15 ans cet État de détenir des armes de destruction massive, personne ne les a jamais trouvées. Et après cette guerre, et le meurtre de millions de personnes et d’un président légitime, aujourd’hui le pays n’existe plus. Nous ne permettrons pas que la même chose se produise en Syrie, c’est pour cela qu’aujourd’hui je siège au parlement, pour exprimer la voix du peuple syrien. Nous ne voulons pas que ces terroristes qu’en Europe vous appelez les « rebelles modérés » parlent en notre nom, qu’ils nous représentent pour des questions internes à notre pays. En Syrie, nous avons voix au chapitre.

LAD : La Syrie est aujourd’hui au centre d’intérêts géopolitiques mondiaux, d’une guerre froide toujours plus chaude, et d’une lutte sur deux fronts contre le terrorisme qui risque de dégénérer, comme le montre l’avion de chasse russe abattu aujourd’hui par l’aviation turque. Quel avis portez-vous sur l’intervention russe en soutien au président Bashar el-Assad, et celle de la coalition internationale menée par les USA ?

MS : Aujourd’hui nous avons une guerre contre la Syrie menée par l’OTAN. Pourqouoi l’OTAN ? Tous ces groupes terroristes sont des instruments utilisés pour détruire la Syrie, et sont soutenus par des puissances régionales, et par des États occidentaux, les États-Unis et l’Europe. Les USA contrôlent le Qatar, l’Arabie Saoudite et la Turquie. Ces pays ne prennent aucune décision sans l’aval des États-Unis.

L’intérêt de tous ces pays est la domination de la région, l’accès à nos ressources, la possibilité de faire passer chez nous leurs gazoducs, et de servir les objectifs d’Iaraël, qui est un ennemi de la Syrie. Ils veulent notre terre : c’est cela le vrai problème. Ce n’est pas une question de démocratie, de droits, de peuples. L’objectif est la destruction de la Syrie, de notre structure [étatique], de nos infrastructures, et de s’emparer de nos voies d’accès. Combien de réfugiés sont arrivés en Europe en provenance de Syrie ? Notre patrimoine historique et culturel a été détruit et la responsabilité en revient à l’Occident. Des cités millénaires comme Palmyra sont perdues pour toujours. Ils ont détruit [une partie de] notre histoire.

L’Occident et les pays européens [en particulier] devraient se réveiller et voir que le terrorisme est arrivé chez eux. Vous allez souffrir comme nous avons nous-mêmes souffert si vous ne prenez pas en main la situation : il ne s’agit pas de combattre le terrorisme, qui n’est qu’un instrument, mais bien de comprendre qui manoeuvre cet instrument, et d’agir en conséquence. C’est une question purement politique, et il faut disposer des bonnes informations : si vous aidez la Syrie aujourd’hui, vous vous aiderez vous-mêmes à lutter pour vos propres intérêts. C’est exactement ce que fait la Russie actuellement. Moscou a des intérêts en Syrie et en Mer méditerranée, et dans le même temps elle refuse la politique nord-américaine qui s’attaque à la souveraineté des États et à l’autodétermination des peuples dans la région. Les Russes veulent en finir avec la destruction de la Syrie, et protéger ainsi les frontières de leur pays. L’Europe doit faire la même chose.

LAD : Suite à l’erreur tragique commise en Irak, à l’inverse, Obama, suivi de notre propre gouvernement qui imite tout ce qu’il fait, parle souvent d’en finir avec le gouvernement d’Assad et de créer un nouveau gouvernement de transition avec les différentes composantes plus ou moins définies de l’opposition. Que ressentez-vous en entendant des autorités gouvernementales étrangères discuter de comment interférer sur l’avenir politique de votre pays ?

MS : Les États-Unis se démènent pour changer le gouvernement syrien afin de faire main basse sur notre pays. C’est tout. Nous luttons pour interdire à toute nation étrangère d’interférer sur notre futur. Il ne s’agit pas de l’avenir du Président Assad, mais de notre destin. Depuis cinq ans passés au Parlement syrien, j’ai mis en place une pétition appelée « Kalimatura » – nos propres mots – qui jette les bases, en six points, d’une solution possible pour sortir de la crise. Ce sont nos propres mots, personne ne doit parler pour nous. C’est notre vision du futur, de la société, de l’État. Tous les autres pays doivent respecter nos décisions internes. L’Europe est instrumentalisée par les USA pour apporter la guerre en Syrie et pouvoir au final avoir plus de poids sur l’avenir politique de notre pays. Ne soyez pas l’instrument de cette erreur tragique déjà commise en Irak.

LAD : On parle souvent de violations des droits de l’homme en Syrie. Mais votre expérience veut que ces mêmes médias qui oublient de parler de ce qui se passe chez notre allié, l’Arabie saoudite, aient sans doute déformé aussi ce qui se passe chez vous.

MS : Faire le parallèle entre la Syrie, un pays qui a derrière lui des siècles d’histoire et de civilisation, où l’on parlait de démocratie à une époque où l’Europe n’avait pas ce niveau de civilisation, et l’Arabie saoudite, c’est impossible. Dans le régime saoudien, il n’y a pas de parlement, aucun droit politique, de droits civils, les femmes ne peuvent pas conduire et n’ont aucun droit. Au lieu d’apporter la démocratie et de protéger notre peuple, pourquoi les USA ne s’occupent-ils pas d’abord des Saoudiens ? Nous avons enseigné à l’humanité ce que voulait dire l’Histoire, la civilisation et la démocratie au prix de notre sang.

Source originale en italien LantiDiplomatico, le 24 novembre 2015

Traduction : Christophe pour ilFattoQuotidiano.fr

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