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Une intervention en Syrie pourrait déclencher un embrasement généralisé de la région
Par Pierre Piccinin et Chérif Abdedaïm
Mondialisation.ca, 03 janvier 2012
La Nouvelle République (Algérie) 14 décembre 2011
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Après ses séjours en Syrie et en Libye, Pierre Piccinin, historien et politologue, analyse les événements dans cet entretien accordé à La Nouvelle République : le rôle ambigu d’Al-Jazeera et l’incompétence de la presse occidentale, la réalité de la répression et les risques d’une intervention en Syrie, la vague islamiste, le jeu du Qatar et de la France, la stratégie des États-Unis et d’Israël…

Entretien avec Pierre Piccinin réalisé par Chérif Abdedaïm

Interv. NR 

D’après la plupart des médias Occidentaux et certaines chaînes arabes (Al-Jazeera, Al-Arabia, etc.), le peuple syrien est victime d’une sanglante répression de la part du pouvoir en place. Paradoxalement, les médias indépendants annoncent une tout autre réalité. L’opinion, ne sait plus à quelle source se fier. Qu’en est-il réellement de la situation, après le séjour que vous avez effectué en Syrie ?

 

Soyons d’emblée bien d’accord sur ce dont nous parlons : le régime baathiste, en Syrie, est une dictature qui n’a pas hésité, à plusieurs moments de son histoire, à réprimer l’opposition sans faire de détails. Arrestations, tortures, enlèvements et disparitions…

 

Cela étant, je n’ai pas constaté de « sanglante répression » durant mon séjour en Syrie ; et je précise tout de suite que je ne suis pas entré en Syrie à l’invitation du gouvernement : j’ai pu circuler dans tout le pays, sans aucun contrôle, seul, et sans devoir justifier d’un itinéraire.

 

Certes, les forces de l’ordre dispersent les manifestants en ouvrant le feu. L’armée est aussi intervenue dans certaines régions, à la frontière turque notamment, autour de Jisr-al-Shogur, mais pour mâter des soulèvements violents, nullement des manifestations « pacifiques ». A Homs, j’ai vu des manifestants armés, qui tiraient sur les policiers. Ainsi, l’image simpliste que les médias diffusent de la crise syrienne –un peuple manifestant pacifiquement contre une féroce dictature- est complètement fallacieuse.

 

Il y a donc des morts, c’est un fait, y compris lors de manifestations pacifiques. Mais le pays n’est pas à feu et à sang. Et pour cause : les manifestations de l’opposition rassemblent très peu de personnes. Généralement, il s’agit de quelques centaines de personnes au plus. Cela s’explique parce que la police intervient très rapidement pour les disperser, mais aussi parce que la population est très divisée par rapport à ces événements et, au final, ce sont surtout les mouvements islamistes qui continuent d’alimenter la contestation. Les manifestations ont lieu dans les banlieues, le plus souvent, dans des quartiers socialement plus défavorisés, où les islamistes sont très présents et mobilisent les gens à la sortie de la mosquée.

 

C’est l’organisation des Frères musulmans qui domine la contestation. Certains analystes l’avaient crue complètement anéantie par le pouvoir (et continuent de le prétendre) ; mais elle existe encore bel et bien, secrète, et se révèle aujourd’hui. Ce sont d’ailleurs les Frères musulmans qui, le plus souvent, parlent au nom du Conseil national syrien, qui rassemble une partie des différents courants de l’opposition et voudrait se faire reconnaître comme le nouveau gouvernement syrien, à l’instar du Conseil national de Transition, en Libye.

 

Mais, à Damas et dans les principales grandes villes, comme à Alep par exemple, la situation a toujours été tout à fait calme, exception faite de certains quartiers de Homs, et de Hama, le fief des islamistes, des Frères musulmans.

 

En juillet, je m’étais rendu à Hama, un vendredi, jour de la grande prière. J’avais suivi une manifestation qui avait rassemblé entre trois et dix mille personnes. C’est la seule fois où j’ai vu une manifestation de grande ampleur contre le régime. Les manifestations qui rassemblent des centaines de milliers de personnes, ce sont plutôt celles qui ont lieu en soutien de Bashar al-Assad. Bien sûr, la police ne tire pas sur ces manifestants-là… En outre, le gouvernement facilite leur organisation. Mais il ne s’agit pas de propagande pour autant, pas seulement. J’y ai rencontré des gens qui manifestaient très sincèrement, avec passion ; ce n’étaient pas uniquement des « figurants ».

 

Or, concernant cette manifestation à laquelle je me suis trouvé à Hama, les médias européens ont annoncé une participation de 500.000 personnes ! Ayant été le témoin direct de la réalité, j’ai été stupéfait par l’ampleur de cette désinformation, vraiment abasourdi. Et j’ai pu constater de nombreux autres cas similaires.

 

Dès lors, mon analyse est très éloignée de celles de politologues qui se basent sur les aberrations que diffusent les médias (analyse pour laquelle j’ai été très attaqué et, pour ainsi dire, ai fait l’objet d’une véritable chasse aux sorcières ; certains, un peu par jalousie de mon expérience, un peu pour donner des gages aussi, n’ont pas même hésité à me qualifier d’agent de la propagande baathiste). Mon analyse est donc celle-ci : le gouvernement syrien, dans l’ensemble, garde le contrôle de la situation et n’est pas prêt de devoir céder quoi que ce soit à l’opposition. Sauf si certains groupes qui participent à cette opposition –et je pense aux islamistes- reçoivent un soutien financier et militaire de l’étranger, ce qui semble de plus en plus être le cas. Mais, alors, il faudra parler en termes d’ingérence, de rébellion armée et d’internationalisation de ce qui sera à proprement parler un conflit, et non plus de « révolte » ou de « révolution »…

 

 

Après la Libye, nous assistons apparemment à la même campagne de désinformation manipulatrice concernant la Syrie. Finalement les médias sont devenus un instrument de propagande au service d’une politique hégémonique, au lieu d’informer l’opinion ; quelles mesures de contre-propagande faudrait-il adopter dans cette guerre médiatique ?

 

Je ne serais pas aussi catégorique que vous, concernant les médias, à propos de la Syrie en tout cas.

 

Certes, il est bien évident que la plupart des grands médias ont une ligne éditoriale déterminée par les intérêts de ceux qui les possèdent, leurs principaux actionnaires, des groupes financiers ou industriels qui sont impliqués dans les événements et ont utilisé leurs médias pour influencer l’opinion (comme ce fut le cas lors de la guerre du Golfe –qui restera en la matière un véritable cas d’école- ou lors du récent conflit en Libye). Alors que les médias indépendants, quant à eux, sont pour la plupart le produit d’intellectuels ou d’associations qui veulent apporter une information la plus juste possible.

 

Mais je pense qu’il ne faut pas sous-estimer un autre facteur qui explique cette « désinformation », un facteur d’ordre structurel : le temps des grands reporters, c’est terminé. Ce que j’ai fait en Syrie, par exemple, ou en Libye, cela aurait dû être fait par des reporters, comme me l’ont dit plusieurs amis journalistes. Or, en Syrie, j’étais pour ainsi dire le seul à avoir parcouru le pays à la recherche d’informations. Et on pourrait compter sur les doigts d’une main les journalistes qui ont pris le risque de faire de même (je pense à François Janne d’Othée, ou à Gaëtan Vannay, de la Radio suisse romande). Idem en Libye : il y avait certes des journalistes présents à Benghazi ; mais ils ne quittaient jamais leur hôtel. Sur le front, j’étais le seul. Et les images soit disant du front que l’on pouvait voir, avec des journalistes casqués en avant-plan, étaient prises dans des zones déjà sécurisées ou plus grand-chose ne se passait (je l’ai constaté à plusieurs reprises ; c’était pitoyable, du show : sur le véritable front, avec leur casque et leur gilet pare-balle, ils auraient fait une cible toute désignée et n’auraient pas tenu dix minutes).

 

Cela tient au financement de la presse. Autrefois, on se permettait de mettre une équipe sur une affaire, un événement, pendant des mois, pour retirer de l’opération quelques articles seulement. Aujourd’hui, les rédactions ont été dégraissées et ne disposent plus d’assez de personnel, ni de moyens. La tâche des journalistes est maintenant de faire du texte, de remplir les pages. Ils n’ont plus la possibilité de se rendre sur le terrain, de vérifier l’information, ni le temps de recouper leurs sources. Ils se contentent donc de répercuter des « informations » qui proviennent de quelques grandes agences de presse, elles-mêmes bien souvent informées par des réseaux qu’elles ont constitués, généralement dans le milieu des ONG, dont certaines, derrière des étiquettes apparemment honorables, cachent en réalité des groupes d’intérêt ayant partie prenante dans les événements traités.

 

Les médias indépendants aussi souffrent de ce manque de moyens et, dès lors, à vouloir systématiquement prendre le contre-pied de la version dominante, certains pèchent parfois par excès inverse et finissent par présenter Kadhafi, par exemple, comme un héros défenseur de la liberté…

 

Concernant la Syrie, je crois qu’on est dans ce cadre-là ; et je ne suis pas d’avis qu’il y ait la volonté de l’Occident de déstabiliser le régime en place, contrairement à celle du Qatar et de l’Arabie saoudite, en revanche, qui appuient l’opposition islamiste de manière évidente, et notamment en relayant sa propagande via leurs médias, telle la chaîne Al-Jazeera.

 

En effet, l’Europe a toujours eu de bons rapports avec Damas et importe 98% de la production pétrolière syrienne. Les Etats-Unis ont mené toute une politique de rapprochement avec la Syrie, depuis 2001. Même Israël se félicite d’un voisin qui, certes, crie très fort contre le sionisme, mais, dans les faits, freine le Hezbollah, maintient le statu quo et garanti l’étanchéité de la frontière du Golan. Je suis convaincu qu’aucun de ces États ne désire l’embrasement du pays, la guerre civile, l’islamisme armé…

 

Je pense donc que la désinformation ambiante résulte de ces problèmes structurels dont j’ai fait état, et puis aussi d’une certaine incompétence…

 

Je prendrai pour exemple un cas bien concret : ce 20 novembre, à la suite d’Al-Jazeera, toute la presse internationale a annoncé une attaque de roquettes contre le siège du parti Baath à Damas ; et d’aucuns en ont immédiatement tiré des conclusions selon lesquelles, désormais, la capitale était attaquée par l’opposition armée et que le régime devait compter ses derniers jours. Un de me contacts à Damas m’a spontanément téléphoné, le jour-même, pour m’informer que le bâtiment était intact et que cette histoire était une pure invention. Il ne m’a pas fallu plus de deux coups de fil pour vérifier l’information et démonter l’affaire : le lendemain, j’ai publié un court article, avec une photographie du siège du Baath à Damas intact, qu’une amie sur place m’a envoyée, avec, en avant-plan, la une du Figaro du lendemain de la prétendue attaque. Si j’ai pu procéder à cette vérification, qu’est-ce qui empêchait tout journaliste d’en faire autant ? C’est normalement le be-a-ba du métier de journaliste, non ?

 

Et il faut aussi tenir compte d’un autre phénomène : la presse se nourrit d’elle-même et, en même temps, cherche le scoop vendeur, ce qui génère une spirale vicieuse dont il devient rapidement impossible de s’extraire ; pire : dans des cas similaires à celui que je viens d’évoquer, les médias ne démentent même pas après coup, par crainte du discrédit. Et ça passe comme ça.

 

Ainsi, concernant la Syrie, les grands médias restent sur leur ligne éditoriale, malgré les témoignages, dont le mien, de journalistes et chercheurs qui se sont rendus sur place.

 

Pourtant, de plus en plus de preuves sont fournies de ce que l’opposition organise une formidable désinformation de la presse occidentale. La source principale –et presqu’unique en fait- qui revient systématiquement dans les médias, à propos de la Syrie, c’est l’Observatoire syrien des Droits de l’Homme (OSDH). Or, il a été établi à maintes reprises déjà que cette organisation dépend des Frères musulmans et intoxique les médias : les 500.000 manifestants à Hama, c’était l’OSDH ; les roquettes sur le siège du parti Baath à Damas, c’était l’OSDH aussi, en collaboration avec Al-Jazeera. Et pourtant, ces grands médias continuent à utiliser cette source et à répercuter les « informations » qu’elle leur propose.

 

Cela étant dit, concernant la contre-propagande, de manière générale, face aux médias dominants, il est bien difficile de lutter : le grand public, qui aborde ces questions de très loin et veut consommer une information rapide, n’a ni le temps ni l’envie de s’engager dans une démarche critique et de recouper les informations, comme doit le faire un professionnel, un journaliste ou un historien. Pour la plupart des gens, ces médias sont sensés être fiables et crédibles.

 

Il y a peu, j’avais espéré que l’internet allait permettre de court-circuiter ces grands médias. En effet, de moins en moins, les jeunes –j’entends les 15-35 ans- achètent la presse papier et, de plus en plus, ils prennent leurs informations sur l’internet (c’est plus rapide, plus facile, plus disponible). Donc, les médias alternatifs avaient leur chance de percer ou, au moins, de montrer qu’il existe une autre version des faits.

 

Cependant, les médias dominants ont bien appréhendé le phénomène et ont déjà amorcé leur reconversion : tous sont désormais présents sur la toile. Les médias alternatifs ont toujours leur chance, mais ne peuvent plus capter le lectorat moyen, qui se rend directement sur les sites des « mainstreams ».

 

 

Dans l’un de vos articles, vous disiez qu’Israël  a accepté de recevoir les représentants du CNS et d’entamer avec eux des négociations ? D’après-vous, sur quoi pourraient-elles porter ?

 

Très franchement, je n’en ai que peu d’idée. Le fait est que des contacts existent entre le CNS et le gouvernement israélien. Mais il est bien difficile de savoir quelles sont les intentions israéliennes en la matière.

 

Peut-être ne s’agit-il que d’entrevues ayant pour but de prendre la température et de ne négliger aucun scénario. Mais rien ne laisse penser qu’Israël aurait décidé de prendre le risque de soutenir l’opposition.

 

Au contraire, comme je le disais, Israël s’inquiète de la déstabilisation de la Syrie et Tel-Aviv est restée silencieuse depuis le début de la crise : le régime baathiste ne reconnaît pas l’État d’Israël, appelé « la Palestine occupée », et vocifère régulièrement contre « l’ennemi sioniste ». Cependant, concrètement, la Syrie ne mène aucune action hostile à Israël.

 

En Syrie, vivent environ 500.000 réfugiés palestiniens. Le gouvernement syrien leur a donné tous les avantages dont bénéficient les citoyens syriens. Les Palestiniens ont en outre leurs propres milices armées, autorisées par le gouvernement. Et, pourtant, aucune attaque n’a lieu contre Israël depuis les frontières syriennes : la frontière du Golan est parfaitement sécurisée par la police spéciale de Damas, pour éviter tout incident avec le voisin hébreux.

 

Et, si la Syrie finance le Hezbollah et le Hamas, c’est dans le but de rester un acteur régional incontournable et de garder des cartes dans son jeu, nullement de chercher à détruire Israël. Cette relation de la Syrie avec ces deux organisations lui permet en outre d’exercer sur elles une forte influence et de les empêcher d’aller trop loin dans le conflit israélo-palestinien. Et, cela, Israël le sait bien.

 

Le gouvernement de Bashar al-Assad est donc un moindre mal pour Israël qui n’a pas intérêt à sa chute, surtout pas dans la conjoncture actuelle de grand bouleversement du monde arabe dans laquelle Israël a déjà perdu bien des plumes et se retrouve entourée de populations hostiles : si la guerre civile éclatait en Syrie, la frontière deviendrait poreuse et ce serait l’opportunité pour certains groupes palestiniens, voire islamistes de la tendance Al-Qaïda, de faire du territoire syrien une base d’action contre Israël.

 

 

À constater la rapidité déconcertante avec laquelle la communauté internationale, la Ligue arabe et l’ONU ont réagi contre le régime libyen, d’après-vous, avec l’implication des mêmes acteurs, pourrions-nous assister au même scénario en Syrie ?

 

Si mon analyse est correcte, non, en aucun cas.

 

Comme je l’ai expliqué, ni les États-Unis, ni l’Europe, ni Israël n’ont d’intérêt dans l’effondrement du régime baathiste et la guerre civile qui en découlerait probablement, opposant les Frères musulmans et les courants islamistes radicaux aux Chrétiens, aux Alaouites et à d’autres communautés qui se sentiraient menacées par les projets de république islamique en Syrie, tels les Kurdes ou les Druzes, par exemple. Sans compter une partie de la bourgeoisie sunnite qui soutien activement Bashar al-Assad et les réformes économiques qu’il a entreprises depuis 2000.

 

Pour les Etats-Unis, les événements en Syrie sont une véritable malchance, qui risque de ruiner toute leur politique de réalignement forcé du pays, menée depuis 2005. Peu après l’assassinat de Rafiq Hariri, le premier ministre libanais, les Etats-Unis ont utilisé le Tribunal spécial pour le Liban, avec la complicité de leur nouvel allié indéfectible, la France sarkozienne, pour mettre la pression sur la Syrie, qui fut obligée de retirer ses troupes du Liban ; parallèlement, à travers l’Arabie saoudite, son grand allié dans la région, Washington a offert à Damas des opportunités d’accords économiques et diplomatiques. Bashar al-Assad avait bien compris cette politique de la carotte et du bâton et a saisi la main tendue ; l’enquête du Tribunal spécial fut alors réorientée vers le Hezbollah… La Syrie acceptait ainsi le retour en grâce, tout en demeurant alliée de l’Iran, c’est-à-dire, en outre, pour Washington, l’intermédiaire idéal pour régler ses différends avec Téhéran autrement que par un nouveau conflit armé.

 

En fait, les relations entre la Syrie et les Etats-Unis s’étaient déjà améliorées dès après les attentats du 11 septembre 2001 : Damas et Washington s’étaient trouvé un point commun, à savoir la lutte contre le terrorisme islamiste. Et des prisonniers furent transférés de Guantanamo en Syrie, pour y être interrogés ; une collaboration très étroite s’est ainsi développée entre les services secrets états-uniens et syriens.

 

D’ailleurs, quelles mesures concrètes ont-elles été prises contre Damas ? Aucune !

 

Principalement, les Etats-Unis et l’Europe ont déclaré qu’ils n’achèteraient plus de pétrole à la Syrie. Ce n’est pas sérieux ! D’une part, les Etats-Unis n’ont jamais acheté de pétrole à la Syrie… D’autre part, le pétrole syrien continuera de se vendre sur les marchés, ailleurs, à travers l’Irak notamment, et l’Europe s’approvisionnera ailleurs également. Il s’agit donc d’un hypocrite petit jeu de chaises musicales qui n’aura aucune conséquence pour le régime baathiste. Mais il fallait bien faire quelque chose et jeter un peu de poudre aux yeux, surtout après les moyens lourds déployés en Libye…

 

Aussi, je n’hésiterais pas à dire que l’Occident et Israël n’espèrent qu’une chose, très cyniquement, à savoir que Damas soit en mesure de rapidement rétablir l’ordre et de permette ainsi le retour au calme dans les plus brefs délais.

 

Le seul acteur que vous avez évoqué et qui semble vouloir intervenir en Syrie, c’est la Ligue arabe. Mais elle n’a, elle non plus, pris aucune mesure concrète. En fait, l’action de la Ligue arabe est surtout motivée par le Qatar, qui a saisi l’opportunité de ce « Printemps arabe » pour accroître partout son influence de manière phénoménale (le Qatar, aidé par son meilleur allié, l’Arabie saoudite, a été présent sur tous les terrains, en Tunisie, en Égypte, en Libye, pour y apporter son soutien, armes et financement, aux islamistes radicaux, aux salafistes, mais aussi aux partis islamistes dit « modérés »).

 

Donc, la Ligue arabe fait entendre sa voix dans le dossier syrien. Mais elle est en contrepartie freinée par d’autres États, comme l’Égypte, qui sauraient mettre le holà à toute velléité interventionniste, si les prétentions du Qatar devaient aller jusque là.

 

En outre, il ne faut pas oublier que la Syrie dispose de solides alliés : contrairement à Tripoli, Damas pourra compter sur le soutien de la Russie, de la Chine et de l’Iran.

 

Il est d’ailleurs curieux que Moscou et Pékin aient abandonné si facilement la Libye au camp occidental. Mais peut-être cela s’explique-t-il par le fait que la résolution 1973 n’autorisait nullement l’OTAN à renverser Mouammar Kadhafi, ni à soutenir militairement la rébellion, comme en bombardant Syrte, par exemple, mais uniquement à protéger les civils. D’où l’attitude de la Russie et de la Chine, lors du vote de cette résolution au Conseil de Sécurité de l’ONU, et l’absence de veto (sans qu’elles aient cela dit été jusqu’à l’approuver par un oui, pas plus que le Brésil et l’Inde qui, par le hasard des choses, siégeaient également au Conseil de Sécurité à ce moment-là et se sont abstenus, ce qui fait de la résolution 1973 un pur produit de l’Occident).

 

Autrement dit, il semblerait que la Russie et la Chine n’avaient pas bien appréhendé les intentions françaises, britanniques et états-uniennes à l’égard de la Libye (pas plus que la Ligue arabe, d’ailleurs, dont le président, l’Égyptien Amr Moussa, a immédiatement retiré son soutien à l’intervention lorsqu’il en a eu compris les objectifs réels). La Russie et la Chine ont dès lors protesté, mais en vain : l’OTAN étant présent sur le terrain, il était trop tard pour s’opposer à l’intervention.

 

On peut donc supposer que, après ce qui s’est passé en Libye, les pays du BRIC se montreront plus prudents au Conseil de Sécurité, à commencer par la Russie, dont la Syrie baathiste reste le seul allié sérieux dans la région, sa dernière carte de poids au Moyen-Orient. C’est pourquoi la Russie a envoyé des bâtiments de guerre dans les ports syriens sans attendre, dès que les premières propositions d’intervention, de la part de la Turquie notamment, se sont faites entendre.

 

Il me semble que, cette fois, le message est bien clair.

 

Enfin, il ne faut pas négliger l’Iran : une intervention en Syrie pourrait déclencher un embrasement généralisé de la région, l’une des plus sensibles au monde, qui risquerait d’impliquer les monarchies du Golfe, le Hezbollah au Liban et Israël.

 

Le petit jeu auquel se livre le Qatar (en connivence avec la France, semble-t-il ; en tout cas, en Libye, c’était très clair) est ainsi très dangereux, car il est peu probable que la crise syrienne puisse aboutir à une transition politique calme, comme en Tunisie ou en Egypte (où la percée salafiste, toutefois, pose question quant à la manière dont l’armée pourrait réagir, avec l’appui de l’Occident, si les Frères musulmans ne se montraient pas raisonnables dans le choix de leur alliance de gouvernement).

 

En conclusion, la Syrie constitue un enjeu trop sensible pour que quiconque se permette de tenter une aventure aussi brutale que celle qu’on a connue en Libye.

 

 

Sachant, d’une part, que  la population syrienne est hétéroclite (Chrétiens, Druzes, Kurdes, Chiites, Alaouites, etc.), et, d’autre part, la montée en puissance des Frères musulmans, que peut-on présager de l’avenir de la Syrie, au cas où le régime de Bachar al-Assad viendrait à disparaître ?

 

Ayant été sur place, après avoir eu des contacts dans ces différentes communautés, je ne vois pas d’issue pacifique, négociée, imaginable pour mettre fin à cette crise.

 

Le point de vue des islamistes est très clair en Syrie : aucune négociation n’est envisageable avec le Baath, qui doit quitter le pouvoir sans délais ; la communauté sunnite est majoritaire et l’objectif est l’État islamique. Les Frères musulmans syriens ne sont pas aussi accommodants que leurs homologues égyptiens. Et il ne faut pas les confondre avec l’AKP turque ou Ennahda en Tunisie, partis « modérés » (quoi que peut-être pas autant qu’ils voudraient le faire croire, en réalité).

 

Les communautés alaouite et chrétienne, qui sont celles qui se sentent les plus menacées, n’ont quant à elles aucune intention de renoncer à la laïcité de l’État  et  de subir un sort similaire à celui des Chrétiens d’Irak, dont plusieurs milliers ont d’ailleurs trouvé refuge en Syrie et fournissent un éloquent exemple aux Chrétiens syriens, ou à celui des Coptes d’Égypte, qui, depuis la chute de Moubarak, fuient le pays et les attaques islamistes par dizaines de milliers.

 

Aussi, il  y a deux scénarios possibles, en cas de chute du régime actuel : une victoire rapide des Frères musulmans et de leurs alliés dans la communauté sunnite, c’est-à-dire l’instauration en Syrie d’une république islamique, ou la guerre civile sur le long terme.

 

Mais je pencherais plutôt pour le second scénario : premièrement, l’armée syrienne est en grande partie aux mains des Alaouites, la communauté dont est issue le président al-Assad ; les unités les mieux armées et les plus performantes sont essentiellement alaouites. Et les Chrétiens, si je dois en croire les témoignages que j’ai récoltés en Syrie, sont très majoritairement prêts à se battre à leur côté (plusieurs de mes contacts au sein des différentes communautés chrétiennes m’ont assuré qu’ils s’y préparaient déjà et disposaient de caches d’armes à cet effet). Deuxièmement, comme en Libye, il semble que l’opposition islamiste soit désormais armée par le Qatar…

 

En cas d’aggravation de la situation, on pourrait donc voir surgir en Syrie une conjoncture assez proche de celle qu’avait connu le Liban dans les années 1970’ et 1980’.

 

 

Hier, l’Occident combattait les extrémistes musulmans takfiristes. Aujourd’hui, ce même Occident investit dans ces forces (comme on le constate en Tunisie, en Egypte, en Libye et en Syrie). Quel rôle joue aujourd’hui la Confrérie des Frères musulmans dans les évènements qui secouent le Moyen-Orient ? Comment se situe-t-elle par rapport à la stratégie mise en œuvre par Washington pour protéger ses intérêts et ceux d’Israël dans la région ?

 

Si vous m’aviez posé la question il y a six mois, j’aurais souri en vous répondant que l’islamisme n’était pas un danger et que la montée du radicalisme religieux dans le monde arabe procédait plus du fantasme occidental que d’une réalité vérifiable.

 

Je vous aurais probablement expliqué également que l’islamisme avait surtout bon dos pour justifier le soutien de l’Occident aux dictatures, prétendus « remparts contre le terrorisme et le radicalisme ».

 

C’était la thèse dominante et elle me paraissait tout à fait satisfaisante.

 

Aujourd’hui, après avoir parcouru les différents terrains du « Printemps arabe » pendant plus de dix mois, je suis affirmatif : l’islamisme radical n’est en aucun cas un fantasme et ces dictatures, effectivement, l’endiguaient tant bien que mal.

 

La percée salafiste lors des élections de novembre, en Égypte, est en cela des plus éloquentes : personne ne les avait vus venir ; or, les Salafistes sont désormais la deuxième formation politique en importance, après les Frères musulmans.

 

En Tunisie, Ennahda, derrière ses apparences « modérées », reçoit des fonds du Qatar et négocie ouvertement avec les Salafistes.

 

En Libye, les filières islamistes radicales sont partout présentes. Elles ont reçu du Qatar des moyens extraordinaires. Lorsque je m’y trouvais, en août, j’ai même constaté du matériel lourd, des chars d’assaut, financés par le Qatar. Ce fut à ce point que, à Benghazi, j’ai été témoin de la panique du CNT, lorsque nous avons appris qu’une colonne de plusieurs centaines d’islamistes armés jusqu’aux dents montait sur Tripoli. Le CNT a alors donné l’ordre de lancer l’attaque sur la capitale, deux semaines avant la date prévue et dans le plus grand désordre, pour ne pas être pris de court par ces combattants islamistes.

 

Au Yémen également, des mouvements salafistes et des filières d’Al-Quaïda ont fait leur apparition.

 

Au Maroc, les élections viennent d’être remportées par le courant islamiste Justice et Développement, favorable à la monarchie, soutenu par le Qatar et Al-Jazeera (opposé au contestataires du Mouvement du 20 février et aux islamistes réformateurs du parti Justice et Spiritualité).

 

Bref, partout, l’islamisme radical triomphe et s’impose. Plus encore, ces différents mouvements entretiennent entre eux d’intenses contacts, y compris avec l’AKP en Turquie (à laquelle les Frères musulmans syriens ont demandé une intervention militaire).

 

Il est encore bien difficile de démêler l’écheveau de ces négociations, mais il est clair qu’une véritable « internationale islamiste » est en train de se mettre en place.

 

Mais cette situation est la conséquence du « Printemps arabe », et non sa cause : les islamistes n’ont pas été à l’origine des coups de colère, des révoltes qui ont ébranlé plusieurs pays arabes ; qu’il s’agisse des Salafistes ou des mouvements plus « softs », ils ont profité des événements, alors que, dans certains cas, comme en Égypte, ils étaient même plutôt absents au début du soulèvement. Il ne faut donc pas leur attribuer des intentions ou un rôle qui n’ont pas été les leurs.

 

Cela dit, a priori, en ce qui concerne les Frères musulmans en particulier, comme Ennahda, rien ne laisse croire qu’ils rejoindront les Salafistes dans leur projet de créer le grand califat universel…

 

En effet, leur objectif est plus modeste et concerne essentiellement l’islamisation de la société (l’islam comme religion d’État, le port du voile obligatoire, l’interdiction de l’alcool, le respect des cinq moments de la prière, etc.). Et ce dans des degrés différents d’un pays à l’autre : comme je l’ai dit, les Frères musulmans égyptiens ne sont pas aussi intransigeants que les Frères musulmans syriens…

 

D’un autre côté, les Frères musulmans, comme Ennahda, comme l’AKP, ne sont pas socialistes. Ils n’envisagent nullement des réformes économiques et sociales en profondeur, qui menaceraient l’économie de marché, le libéralisme et les intérêts occidentaux. Ni non plus de remettre en question les traités internationaux et la paix avec Israël.

 

C’est pourquoi je crois ne pas prendre trop de risques en pronostiquant, en Égypte, par exemple, un accord entre les Frères musulmans et le Bloc égyptien, c’est-à-dire l’ancien establishment moubarakiste, avec la bénédiction de l’armée et de Washington, dont les relations étroites n’ont pas été interrompues depuis la chute de la dictature, pas plus qu’en Tunisie d’ailleurs, où Ennahda entretient également de bon rapports avec la diplomatie états-unienne.

 

Autrement dit, si ces partis « modérés » savent maintenir à leur place les mouvements salafistes, ils pourront tranquillement islamiser la société à coups de décrets, sans gêner les intérêts occidentaux : la chute de Ben Ali et celle de Moubarak avaient certainement effrayé Washington, mais la Maison blanche s’est très rapidement rassérénée lorsqu’il a été clair qu’il y avait une alternative acceptable.

 

Je serai cela dit un peu plus circonspect en ce qui concerne la Libye et la Syrie, où les mouvances islamistes qui y sont actives semblent moins « modérées », peu lisibles encore, en tout cas…

 

 

Certains reconnaissent dans  les manifestations qui envahissent le monde arabe en général et la Syrie en particulier les prodromes d’un quelconque printemps ; d’autres pensent que c’est un complot savamment ourdi par Washington dans le cadre de son plan de remodelage du Proche et Moyen-Orient. De quel côté vous placez-vous ?

 

De manière générale, je ne crois pas que le « Printemps arabe » soit le résultat d’un vaste complot états-unien visant à remodeler le « Grand Moyen-Orient », et encore moins dans le cas de la Syrie, pour les raisons que j’ai développées.

 

Les Etats-Unis, comme l’Europe, ont été surpris par les événements et ont réagi très maladroitement, au début en tout cas.

 

Le cas libyen est certes impressionnant, mais c’était une pièce unique, improvisée et qui s’est jouée à vue, dans la précipitation.

 

Ni « printemps », ni « complot », donc, en ce qui me concerne, mais différents cas de troubles, des cas très dissemblables, tant par leurs causes que par les résultats survenus.

 

Et, dans l’ensemble, outre le bonus libyen, rien, à ce stade, de réellement fâcheux pour l’hégémonie états-unienne en Afrique du Nord et au Moyen-Orient.

 

Une grosse frayeur, simplement, mais finalement sans conséquence.

Pour aller plus loin : leblog de Pierre Piccinin

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