Une provocation ukrainienne, à l’origine de « l’invasion russe » du 24 février

Analyses:

Résumé

L’offensive russe du 24 février 2022 est une réponse à une provocation du régime de Kiev, de plus en plus radicalisé et sous verrou américain. Depuis le Maïdan, refusant tout dialogue, le régime ukrainien anti-russe issu du putsch de février 2014 a conduit une guerre meurtrière contre le Donbass séparatiste, avide de se rapprocher de Moscou. Dans l’optique de protéger la population russophone du Donbass et bloquer l’avancée otanienne à ses frontières, face à l’imminence d’une offensive ukrainienne, Poutine a frappé le premier.

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L’Ukraine apparait comme un crise géopolitique majeure du 21ème siècle et, en cela, mérite une analyse approfondie. Notre texte présente les raisons de l’offensive russe en Ukraine, déclenchée en violation de la Charte des Nations unies interdisant l’usage de la force contre la souveraineté et l’intégrité territoriale d’un état. Il ne s’agit pas de justifier, mais d’expliquer l’ancrage de cette guerre quasi-fratricide entre deux anciennes républiques clé de l’Union soviétique. Si, imprégné d’une froide rationalité soviétique axée sur la réalisation de ses objectifs géopolitiques quels qu’en soient les coûts, Vladimir Poutine porte une lourde responsabilité dans le déclenchement de la guerre, il n’est pas le seul. Or, rejetant tout débat, le narratif occidental donne une vision partielle et politiquement très orientée de l’agression russe sans en cerner les causes : issue d’une décision unilatérale et irréfléchie, cette « guerre » aurait commencé, brutalement, le 24 février 2022. La politique russe serait soumise à la folie d’un président gravement malade, replié sur lui-même dans une paranoïa aiguë et, surtout, désireux de reconstituer l’empire soviétique pour retrouver la grandeur passée et laisser une trace dans l’histoire. Dans le récit officiel imposé par Washington, la Russie reste donc l’ennemi systémique de la Guerre froide. Mais, désormais, la désinformation propagandiste a atteint un seuil critique.

Une analyse plus sérieuse, intégrant l’historique du conflit depuis la « révolution » du Maïdan – matrice du putsch contre le président pro-russe Viktor Ianoukovitch, le 22 février 2014 – montre une responsabilité partagée. En créant les conditions d’une attaque russe dans l’Est-ukrainien pour régler la question du Donbass russophone et séparatiste, en lutte contre le pouvoir pro-occidental issu du putsch, on a clairement provoqué Poutine pour l’attirer dans un piège. Depuis l’indépendance de l’Ukraine née de l’implosion de l’URSS en décembre 1991 et en s’appuyant sur des « révolutions de couleur », l’administration américaine s’est ingérée dans les processus électoraux pour influencer l’orientation politique du pays – lui donnant, par ce biais, un vernis « démocratique » – et expulser la Russie de son pré-carré historique. Ainsi, élu le 25 mai 2014, le président pro-européen Piotr Porochenko – formaté dans des universités américaines – a mené une répression particulièrement meurtrière dans le Donbass (selon l’ONU, 13000 morts au total entre avril 2014 et février 2020) et, à l’échelle de l’Ukraine, une politique de dérussification et de décommunisation réhabilitant les « héros » nationalistes collaborateurs des nazis dans la lutte anti-soviétique. Il interdit le Parti communiste ukrainien alors que, chaque année, les leadeurs nationalistes génocidaires Stepan Bandera et Roman Shoukhevitch – avec la division SS Galicie – sont glorifiés dans le cadre d’inquiétantes marches aux flambeaux. En outre, les monuments de la seconde guerre mondiale célébrant la victoire soviétique sur les nazis sont progressivement détruits et remplacés, parfois, par des statues de collaborationnistes – dont celle de Bandera ! De même, de nombreuses rues sont rebaptisées aux noms de ces « héros » ressuscités d’un troublant passé. Une véritable insulte pour la résistance communiste et pour la Russie, au sens où 27 millions de soviétiques – en majorité russes – ont été sacrifiés pour bloquer l’avancée nazie et construire le chemin de la paix en Europe. Jusqu’à Volodymyr Zelenski, élu le 31 mars 2019 et surfant sur un nationalisme brun, l’identité ukrainienne s’est construite contre la Russie – et l’histoire, révisée. Avec, de manière redondante, le slogan nationaliste aux couleurs bandéristes : « Gloire à l’Ukraine ».

Le 10 novembre 2021, tout s’accélère avec la signature de la charte américano-ukrainienne de partenariat stratégique. Signée dans le plus grand secret, cette charte envoie un signal clair à Moscou en guise d’avertissement : elle acte l’orientation otanienne de Kiev et sa stratégie militaire de mars 2021 pour « reprendre » de force la Crimée et le Donbass, au mépris des accords de Minsk de 2015 – cadre officiel du règlement du conflit dans l’Est. Peu médiatisée, cette charte prépare l’Ukraine à la guerre car, comme l’a reconnu plus tard Angela Merkel, Minsk n’était qu’un leurre et ne servait qu’à « lui donner du temps » pour restructurer son armée selon les normes otaniennes. En fait, cette restructuration militaire de l’Ukraine sous l’égide de l’Otan a commencé dès 2014, avec l’inflexion pro-occidentale du pays. S’estimant trahi, Poutine renforce ses troupes aux frontières ukrainiennes pour dissuader toute offensive sur le Donbass et tente, en vain, de renouer le dialogue avec Washington le 21 janvier 2022, à Genève. Il promet aux Occidentaux « les conséquences les plus graves » s’ils rejettent ses « préoccupations légitimes » sur le renforcement militaire des Etats-Unis et de l’Otan en Ukraine et aux frontières russes. Faisant la sourde oreille, l’administration américaine reste insensible aux angoisses sécuritaires ancestrales des russes et pousse l’Ukraine à la confrontation, en promettant un soutien militaire total « jusqu’au dernier ukrainien ». Un jusqu’au-boutisme irrationnel et meurtrier, s’inscrivant cependant dans la finalité stratégique américaine : contenir la Russie pour l’affaiblir et l’empêcher de devenir une puissance globale.

Le 26 janvier 2022, la ligne rouge fixée par Moscou est franchie : Washington rejette la demande russe de bloquer l’adhésion de l’Ukraine à l’Otan, de nouveau réclamée avec éclats et ferveur délirante par Zelenski, le 19 février, à la Conférence de Munich bercée par le doux hymne à la liberté. Le 24 février, le piège se referme : constatant une intense activité aérienne et une concentration anormale des forces ukrainiennes sur le Donbass avec l’accélération – confirmée par l’OSCE – des bombardements préfigurant l’offensive de Kiev et, face à l’inaction occidentale, au motif – onusien – de protéger la population bombardée depuis 8 ans, Poutine attaque le premier. Loin de vouloir contrôler l’Ukraine avec 150 000 hommes (sur un effectif total mobilisable d’au moins 1 000 000 de soldats !)  mais, en tant qu’homo-sovieticus instinctivement guidé par la doctrine Brejnev de souveraineté limitée, il pousse jusqu’à Kiev pour renverser un régime décrédibilisé et reprendre en main un état clé de sa sphère d’influence. En un an, selon l’ONU, cette offensive russe du 24 février aurait provoqué la mort d’au moins 7000 civils. Ainsi, si le facteur déclencheur de cette guerre est Moscou, le facteur incubateur et facilitateur est Washington, via son pivot ukrainien, surarmé par son protecteur et utilisé comme appât dans un piège suicidaire. Une forme de guerre par procuration.

Pourtant, au début de la crise, sur la base d’un compromis sécuritaire intégrant les intérêts géopolitiques des deux parties et définissant un statut hors-OTAN pour l’Ukraine (neutralité) et le Donbass (autonomie), cette guerre devait être évitée. Un enjeu sous-jacent est la configuration d’une nouvelle structure de sécurité européenne, élargie à la Russie. Actant son inexistence politique en s’éloignant des principes gaulliens, l’Europe a aveuglément suivi la stratégie américaine d’extension de l’OTAN à l’ancien bloc soviétique qui, malgré la promesse faite à Gorbatchev, a doublé de taille depuis la fin de l’URSS en 1991. Dans le cadre de la mondialisation néolibérale triomphante du communisme soviétique et verrouillée par les mécanismes otaniens, la « menace russe » est rentable pour Washington sous pression des lobbies militaro-industriels : ses ventes d’armes à ses alliés otaniens ont doublé en 2022 et la Russie, expulsée du marché gazier européen (part de 40% début 2022) au profit de son GNL plus chère et polluant. En 2022, les importations de GNL de l’Europe – principalement américaines – ont bondi de 60%. Impliquant un changement de fournisseur, cette stratégie énergétique de l’UE politiquement alignée relance une inflation néfaste pour la consommation, donc pour la croissance européenne de long terme.

Au final, cette volonté d’affaiblir la Russie exprimée par Brzezinski dans « Le Grand échiquier » en 1997, s’inscrit dans la doctrine Wolfowitz de 1992 prônant le maintien de l’hégémonie américaine en brisant la concurrence géopolitique pour empêcher l’émergence d’un monde multipolaire. En vue de la stratégie anti-russe de l’UE et de l’OTAN impulsée par Washington en fonction de ses intérêts, « l’invasion russe » tombait à point. Au cœur des stratégies d’alliance et énergétiques, pièce stratégique de l’échiquier eurasien, l’Ukraine s’est transformée en piège géopolitique pour la Russie. Et la paix, comme le peuple ukrainien, délibérément sacrifiés sur l’autel du calcul stratégique dollarisé. Comme disait Lénine, « les faits sont têtus ».

Jean Géronimo

Grenoble, le 28/04/2023

 

NB : ce papier a été publié initialement dans la Revue Europe Orient, N°36, Janvier-Juin 2023 (pp.12-15)



Articles Par : Jean Géronimo

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