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Valeur vénale, domination sexuelle et tyrannie narcissique de l’apparence : Sexe objectivé et sadisme culturel
Par Richard Poulin
Mondialisation.ca, 31 mars 2012
Entre les lignes entre les mots 16 mars 2012
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« J’ai le droit de jouir de ton corps, dirai-je à qui me plaît, et ce droit, je l’exercerai, sans qu’aucune limite m’arrête dans le caprice des exactions que j’aie le goût d’y assouvir.»
Marquis de Sade1

« Vint enfin un temps où tout ce que les hommes avaient regardé comme inaliénable devint objet d’échange, de trafic et pouvait s’aliéner. C’est le temps où les choses mêmes qui jusqu’alors étaient communiquées, mais jamais échangées ; données mais jamais vendues ; acquises, mais jamais achetées – vertu, amour, opinion, science, conscience, etc., – où tout enfin passa dans le commerce. C’est le temps de la corruption générale, de la vénalité universelle, ou, pour parler en termes d’économie politique, le temps où toute chose, morale ou physique, étant devenue valeur vénale, est portée au marché pour être appréciée à sa plus juste valeurKarl Marx.

Pour Sade, l’homme a le droit de posséder autrui pour en jouir et satisfaire ses désirs ; les femmes et les enfants sont réduits à des objets, à des organes sexuels et, comme tout objet, ils sont interchangeables et, par conséquent, anonymes, sans individualité propre. Ils sont instrumentalisés pour que le dominant puisse assouvir ses fantasmes d’asservissement. « Sa société idéale réaffirmait ainsi le principe capitaliste selon lequel hommes et femmes ne sont, en dernière analyse, que des objets d’échange. Elle incorporait également et poussait jusqu’à une surprenante et nouvelle conclusion la découverte de Hobbes, qui affirmait que la destruction du paternalisme et la subordination de toutes les relations sociales aux lois du marché avaient balayé les dernières restrictions à la guerre de tous contre tous, ainsi que les illusions apaisantes qui masquaient celle-ci3. » Il en résulte que le plaisir se confond avec le viol, l’agression et le meurtre. Dans une société, qui n’a d’autre culte que l’argent, aucune limite n’est imposée à la poursuite du plaisir, à la satisfaction immédiate de n’importe quel désir. Qu’il soit pervers ou criminel n’importe guère. Car, se demande Christopher Larsh, « comment condamner le crime ou la cruauté, sinon à partir de normes ou de critères qui trouvent leurs origines dans la religion, la compassion ou dans une conception de la raison qui rejette des pratiques purement instrumentales ? Or, aucune de ces formes de pensée ou de sentiment n’a de place logique dans une société fondée sur la production de marchandises4. »

En 1974, Diana Russell nous avertissait que « si la libération sexuelle ne s’accompagne pas d’une libération des rôles sexuels traditionnels, il peut s’ensuivre une oppression des femmes encore plus grande qu’auparavant5 ». Cette prophétie semble réalisée. Au Québec, une femme sur trois a été victime d’au moins une agression sexuelle depuis l’âge de 16 ans6. Cependant, les infractions sexuelles sont plus fréquentes (53 % des cas) chez les moins de 18 ans, surtout chez les filles7. On peut donc s’avancer à conclure que le nombre d’agresseurs sexuels est très important. En outre, au cours des dernières années, on a constaté un rajeunissement des auteurs de violences sexuelles8.

L’agression sexuelle est un acte d’appropriation du corps et du sexe d’autrui, qui dépersonnalise et déshumanise, tout en révélant la hiérarchie sociale. Elle est masculine9 et ses victimes sont des femmes, des filles ou des êtres féminisés10. Vraisemblablement, dans le domaine de la sexualité, l’oppression des femmes s’est accentuée. L’expansion considérable des industries du sexe à l’échelle mondiale est un facteur important de cette aggravation11.

La société actuelle s’apparente de plus en plus à l’utopie sexuelle de Sade qui a entrevu le règne sur les individus d’un mode de production basé sur l’objectivation marchande généralisée dans lequel « le corps de l’opprimé ne lui appartient pas », il est un « objet de plaisir ». Et si l’opprimé ne s’appartient pas, « il n’est pas jusqu’au plaisir que son oppresseur ne prétende exiger de lui12 ». Le monde capitaliste exalte le plaisir tout en effaçant le désir féminin, célèbre l’autonomie individuelle tout en réduisant les relations interpersonnelles à des échanges marchands. Dans le cadre d’une telle société, où la « liberté sexuelle […] devient une valeur marchande et un élément des mœurs sociales », le plaisir « engendre la soumission13 ».

Valeur vénale14

La mondialisation néolibérale favorise la pénétration de la marchandise dans le domaine des mœurs et les révolutionne15, ayant des effets considérables, mais mal connus, sur les codes sociaux ainsi que sur le psychisme humain et les rapports entre les hommes et les femmes. Par l’inégalité sociale et l’appropriation qu’elle implique, la marchandisation des corps dans le système capitaliste néolibéral mondialisé élargit constamment le nombre de ses proies. L’offre étendue, qui stimule une demande en croissance16, affecte désormais des millions de femmes et d’enfants. Cette marchandisation exige des corps de plus en plus jeunes. « Depuis, les années 1980-1990, on assiste à un rajeunissement des prostituées », constate Max Chaleil17, ce que confirme l’Organisation internationale pour les migrations : « De nos jours, les victimes sont plus jeunes qu’auparavant et les enfants sont de plus en plus présents dans le processus18. »

Le système de la prostitution est une manifestation particulièrement significative de la domination des hommes comme sexe dans une société marchande. Ce dernier point doit être expliqué dans la mesure où la mondialisation capitaliste néolibérale a accéléré tous les phénomènes de marchandisation, particulièrement ceux qui ont rapport au vivant.

Une des caractéristiques du mode de production capitaliste, renforcée singulièrement depuis les années 1980, est la transformation de l’activité humaine en marchandises19. Dans la mondialisation néolibérale actuelle, rien ne semble pouvoir échapper au processus de la « monétarisation des rapports sociaux20 ». La marchandise est à la fois un produit et un moyen d’obtenir de l’argent. L’argent sous la forme de capital a pour seule finalité sa propre augmentation, sa croissance (d’où la dynamique écocidaire du système).

L’extension du champ monétaire entraîne la transformation en marchandise de ce qui n’est pas produit pour être de la marchandise. Ce processus de marchandisation opère inévitablement au prix d’une violence sociale considérable.

La marchandise n’est pas qu’une « chose », même si elle en prend l’apparence, elle est fondamentalement un rapport social. La transformation d’un être humain en marchandise signifie non seulement son objectivation ou sa chosification, mais également son inscription dans des rapports de soumission, de subordination et d’exploitation.

La marchandise sous sa forme argent est dans la prostitution, comme dans les autres domaines de la vie sociale, la matérialisation de la connexion sociale21, c’est-à-dire des liens sociaux entre les êtres humains, lesquels ont réifiés. En tant que marchandises, les humains-forces de travail génèrent du capital (mais, du point de vue capitaliste, le salaire apparaît comme une dépense). Toutefois, dans les industries du sexe, les marchandises humaines ont la particularité de disposer d’un double avantage – ils sont à la fois un bien et un service – et donc de pouvoir rapporter de deux façons. Plus précisément, l’un des traits de l’actuel capitalisme est non seulement la marchandisation accrue des corps en tant que sexes, loués aux clients prostitueurs nationaux et internationaux (touristes sexuels), mais également la marchandisation des femmes et des enfants eux-mêmes vendus et revendus à des réseaux successifs de trafiquants et de proxénètes.

La forme la plus élémentaire, immédiate et universelle, de la richesse dans la société capitaliste est la marchandise. Acquérir des marchandises et les consommer apparaissent comme les buts essentiels des activités sociales – l’argent n’étant qu’une « simple figure métamorphosée de la marchandise22 ». La marchandise est, dans nos sociétés, un symbole du statut social et de la réussite23. La sensation de bien-être est très souvent liée à son accaparement. Notre « moi » se forge et prend sens, en partie, à travers ce processus. Ce qui est vendu n’est pas seulement un produit, c’est également un mode de vie et un imaginaire.

Paradoxalement, l’accès aux marchandises ne donne qu’une satisfaction temporaire tout en créant une insatisfaction permanente. Ce facteur fait prospérer l’économie capitaliste et les industries du sexe.

Depuis quarante ans, les sociétés ont été marquées par un essor des industries du sexe : la prostitution s’est industrialisée et a colonisé tous les recoins de monde ; la traite à des fins de prostitution affecte des millions de personnes chaque année, surtout des jeunes femmes et des fillettes ; la pornographie est tentaculaire, hypertrophique et omniprésente ; la culture est imprégnée par le sexe-marchandise. Le désir de jouissance s’articule de plus en plus à celui de posséder et de jouir du sexe commercialisé d’autrui, sous sa forme virtuelle ou réelle.

Au fur et à mesure que la consommation étend son emprise, on assiste à une « organisation systématique de la défaillance de la faculté de rencontre », à une « communication sans réponse » engendrant un « autisme généralisé24». En ce sens, la prostitution est paradigmatique d’une époque sans réciprocité entre les êtres, de communication unilatérale.

La marchandisation actuelle des êtres humains dans les industries du sexe ne se limite pas à une activité de commerce : vente et achat de marchandises. Cette industrie ne met pas seulement sur le marché des femmes et des enfants, mais fabrique également les « marchandises ». La violence est décisive dans ce processus. « Les marchandises ne peuvent point aller d’elles-mêmes au marché ni s’échanger entre elles, écrivait Marx. Il nous faut donc tourner nos regards vers leurs gardiens et leurs conducteurs, c’est-à-dire leurs possesseurs. Les marchandises sont des choses et, conséquemment, n’opposent à l’homme aucune résistance. Si elles manquent de bonne volonté, il peut employer la force, en d’autres termes s’en emparer25. » C’est ce que l’on voit plus particulièrement dans la traite à des fins d’exploitation sexuelle.

Celui qui donne l’argent a un avantage constant sur celui qui donne la marchandise, ce qui, selon Georg Simmel, « accorde à l’homme une formidable prépondérance » dans la prostitution26. Le paiement de l’acte sexuel dédouane le prostitueur : la rétribution implique la fin de la responsabilité du payeur et son transfert sur la personne qui perçoit la somme d’argent. « Ce paiement-là n’est pas acte de liberté : il signifie affranchissement de l’homme et asservissement de la femme27. » Nelly Arcand formule ainsi ce rapport : « Ceux qui payent seront toujours plus grands que ceux qui sont payés en baissant la tête28. » L’argent est le nœud des choses29 ; il lie, rabaisse et soumet la personne prostituée, tout en rendant le rapport impersonnel, réifié. Le sentiment de supériorité des prostitueurs, lequel fait partie intégrante de leur plaisir, est lié à l’acte de location du corps d’autrui et à la déshumanisation qu’il implique. Le prostitueur ne recherche pas la réciprocité. C’est précisément la subordination des corps qui est source de plaisir : « Ce n’est pas de moi qu’ils bandent, ça n’a jamais été de moi, c’est de ma putasserie, du fait que je suis là pour ça30. »

Enfin, la prostitution c’est l’irruption de la marchandise (le domaine public) dans le sexuel (le domaine privé, mais de moins en moins privé). L’argent apparaît également comme un substitut à la virilité.

Dans les sociétés capitalistes, la sexualité masculine hégémonique31 fonctionne en grande partie au moyen d’un désir univoque. C’est aussi très souvent un appel à une consommation rapide. Le temps des relations sexuelles est généralement déterminé par l’éjaculation, qui marque l’objectif et la fin de la relation sexuelle. Dans cette consommation, il y a survalorisation de la place et de la fonction du pénis. Cette sexualité se présente aussi comme réductionniste et fonctionnelle, si ce n’est utilitariste et contingentée.

Dialectique de la domination et de la soumission sexuelle

Le fantasme de la domination sexuelle exige aussi bien le désir de domination que celui de soumission. Il exige donc l’existence d’individus qui se soumettent, de préférence librement, à la domination sexuelle, qui ne voient d’épanouissement que dans cette soumission.

Le fantasme pornographique reflète fidèlement les thèmes de la relation maître-esclave, où l’affirmation de soi passe par la non-reconnaissance de l’autre comme être humain. La pornographie est un « monde sadique32 », où les femmes et les enfants ne comptent que comme objets de jouissance, c’est-à-dire ne comptent plus en tant que sujets.

Plus près de nous que l’œuvre de Sade, Histoire d’O33, un roman sadomasochiste dit érotique, met en scène une femme dont le désir le plus profond est d’être dominée afin d’être acceptée et reconnue par les dominants. « Si le dominant n’a pas l’impression d’exercer un pouvoir injuste, le dominé n’éprouve pas, non plus, le besoin de se soustraire à sa tutelle […] L’individu aliéné finit par endosser, intérieurement, le bien-fondé de la soumission qu’on exige de lui. » Et même à rechercher cette soumission car « c’est de l’autre qu’il reçoit sa valeur34 ».

Au début du roman, O est conduite par son amant, sans en être avertie, au château de Roissy35, un lieu conçu par des hommes pour le dressage des femmes. O s’entend donner des instructions précises : « Vous êtes ici au service de vos maîtres […] Vous abandonnerez toujours au premier mot de qui vous l’enjoindra, ou au premier signe, ce que vous faites, pour votre seul véritable service, qui est de vous prêter. Vos mains ne sont pas à vous, ni vos seins, ni tout particulièrement aucun des orifices de votre corps, que nous pouvons fouiller et dans lesquels nous pouvons nous enfoncer à notre gré […] Vous ne devez jamais regarder l’un de nous au visage. Dans le costume que nous portons, si notre sexe est à découvert, ce n’est pas pour la commodité […] c’est pour l’insolence, pour que vos yeux s’y fixent, et ne se fixent pas ailleurs, pour que vous appreniez que c’est là votre maître […] S’il convient que vous vous accoutumiez à recevoir le fouet […] ce n’est pas tant pour notre plaisir que pour votre instruction […] Il s’agit en effet […] de vous faire sentir, par le moyen de cette douleur, que vous êtes contrainte, et de vous enseigner que vous êtes entièrement vouée à quelque chose qui est en dehors de vous. »

O est dépouillée de tout libre arbitre. Elle doit être toujours disponible et ouverte. Elle n’est ni plus ni moins qu’une chose. Elle est violentée en permanence, non seulement physiquement, mais aussi par l’obligation psychologique de se soumettre totalement aux désirs masculins, de ne plus avoir de désirs qui lui soient propres. Ses maîtres ne se font reconnaître d’elle que par leur pénis, organe qui représente à la fois leur désir et leur souveraineté. S’ils abusent d’elle, précisent-ils, c’est plus pour lui « enseigner », l’« éclairer », que pour leur plaisir. Autrement dit, même en la prenant, ils lui soulignent qu’ils n’ont pas besoin d’elle. Ils se situent dans un rapport non seulement de maître à esclave, mais aussi d’enseignant à élève. Ce rapport en est un d’autorité et de supériorité « naturelles » – le sexe en est la monstration. Les hommes contrôlent leurs actes, les planifient. Bref, ils visent un but rationnel. Leur sadisme ne consiste pas seulement à se délecter du spectacle de la souffrance, mais à savoir qu’ils peuvent l’infliger lorsqu’ils le désirent. Leur pouvoir est visible : il laisse des marques, des stigmates.

L’idée de la prédisposition des femmes à la soumission et à l’aliénation est évidente dans ce passage où O se sent comblée et soupire d’aise : « Mais quel repos, quel délice l’anneau de fer qui troue la chair et pèse pour toujours, la marque qui ne s’effacera jamais, la main d’un maître qui vous couche sur un lit de roc, l’amour d’un maître qui sait s’approprier sans pitié ce qu’il aime. » O a dû consentir à des humiliations, des douleurs et des tourments de plus en plus sévères. Le récit se développe en fonction des étapes de cette soumission de plus en plus profonde, suivant l’impact de chaque nouvelle négation de sa volonté, chaque nouvelle défaite de sa résistance. Et, la négation radicale de sa propre personne, cette acceptation du statut de chose est pourtant ce qui va fonder chez O le désir pour l’un de ses amants. En retour, cet amant la rendra « plus intéressante » en la faisant marquer au fer rouge et en lui faisant élargir l’anus. La domination de ce dernier sera plus rationnelle, plus calculatrice, plus totale aussi que toutes les autres formes précédentes de domination.

Dans sa préface à Histoire d’O, Jean Paulhan écrivait : « Et pourtant O exprime, à sa manière, un idéal viril. Viril ou du moins masculin […] Enfin une femme qui avoue ! Qui avoue quoi ? Ce dont les femmes se sont de tout temps défendues (mais jamais plus qu’aujourd’hui). Ce que les hommes de tout temps leur reprochaient : qu’elles ne cessent pas d’obéir à leur sang ; que tout est sexe en elles, et jusqu’à l’esprit. Qu’il faudrait sans cesse les nourrir, sans cesse les laver et les farder, sans cesse les battre. Qu’elles ont simplement besoin d’un bon maître, et qui se défie de sa bonté. »

Histoire d’O serait donc un « aveu » qui rendrait enfin compte de la réalité profonde, psychique, du sexe féminin. Cette « réalité » s’énonce ainsi : puisqu’une femme est avant tout « chair », son esprit est guidé par la « chair » et aucune volonté de femme ne saurait résister à l’appel de la chair. Donc l’aliénation des femmes est inhérente à leur nature. Lorsque la chair triomphe (ce qui est inévitable), c’est toujours aux dépens de la conscience de soi comme sujet. A contrario, la supériorité masculine devient évidente, car les hommes ont, eux, la maîtrise de l’esprit sur la chair.

Puisque toute femme est inéluctablement submergée par la chair, l’homme qui l’agresse n’est, en définitive, qu’un instrument révélant sa vérité féminine profonde. En outre, cette agression lui dévoile sa valeur. En retour, ce dévoilement justifie la domination, la violence et le viol masculins.

On pourrait objecter que le désir de soumission n’est pas proprement féminin, que les rôles de maître et d’esclave n’ont rien d’intrinsèquement féminin ou masculin comme le rappelle l’auteur de La Vénus à la fourrure, Léopold Sacher Masoch36, et toute une production pornographique contemporaine. Cette objection tient mal lorsque l’on analyse de plus près l’œuvre de Sacher Masoch. C’est l’homme qui dirige les actions, impose ses fantasmes, domine la situation. L’« esclave sexuel volontaire » est ici le maître des ébats sexuels sadomasochistes. Encore une fois, c’est le désir masculin qui structure le tout.

En quelque sorte, le sadisme pornographique « métaphorise » les rapports sociaux. Il constitue un transfert de sens. Un tel discours, par substitution discursive, épure et déshumanise les femmes ainsi que les rapports sexuels et sociaux. Le sadisme pornographique est aussi un symptôme d’une certaine sexualité masculine, qui s’avère souvent violente, si l’on se fie aux données sur les viols et les autres types d’agressions sexuelles ainsi qu’au vécu des femmes.

L’évolution récente des rapports sociaux de sexe

Les années 1970 avaient remis en cause les rôles traditionnels et permis aux femmes de se libérer du contrôle infantilisant imposé par la société masculine sur leur vie – rappelons qu’elles étaient des mineures devant la loi, le mari ayant tous les pouvoirs en tant que chef de la famille – et sur leur corps, notamment avec le droit à l’avortement. Le mouvement féministe a transformé radicalement la conception du viol, lequel était légal lorsque perpétré par le mari sur son épouse, et a imposé la notion de consentement. Le viol est désormais un viol même si la victime est vêtue de façon « provocante » ou sexy, n’est plus vierge, etc. Enfin, la dissociation de la sexualité et de la reproduction a permis de lever ce poids qui a toujours pesé lourdement sur les femmes : la hantise de la grossesse non désirée.

Caractérisées par le triomphe du néolibéralisme, les années 1980 ont vu apparaitre un nouveau discours qui a remplacé peu à peu la liberté sexuelle par le devoir de la performance, tout en mettant en place le diktat de la jeunesse, de la sveltesse anorexique et de la féminité exacerbée. La mode unisexe cédait la place à une sexualisation figée des attributs. La « libération sexuelle » était de moins en moins un élément de la libération des femmes. La domination masculine se renouvelait en s’avançant « masquée, sous le drapeau de la liberté sexuelle37 ». La libéralisation sexuelle provoquait une explosion de la marchandisation du sexe.

Les années 1990 ont fait du corps des femmes un temple du marché, l’objet de transactions et un support commercial. L’autonomie plus grande, une conquête essentielle du mouvement féministe, a été transformée au fil du triomphe des relations marchandes en une soumission accentuée aux plaisirs sexuels masculins. C’est l’ère dans les pays capitalistes dominants de l’Europe de l’Ouest et du Pacifique Sud des légalisations du proxénétisme et de la prostitution des femmes dans des bordels et des zones dites de tolérance. C’est également l’époque de l’explosion de la production et de la consommation pornographiques.

Les nouvelles prescriptions sont corporelles. Le corps féminin transformé et mutilé est plus que jamais une surface d’inscription de l’idéologie dominante, à la fois bourgeoise et patriarcale. Le corps est désormais traité comme une propriété individuelle, dont chacun est responsable. L’injonction « libératrice » est désormais individualisée et non plus collective. Elle a réintroduit par la fenêtre ce qui avait été chassé par la porte, l’obligation d’un lourd entretien féminin sexualisé des corps, lequel est devenu très onéreux. Les ventes de lingerie féminine progressent de 10 % par an depuis les années 1990. Le nombre d’interventions de chirurgie plastique a grimpé vertigineusement38. La juvénilité obligée du corps féminin l’infantilise : nymphoplastie, resserrement des parois vaginales, épilation des poils pubiens…

Enjeu commercial, la beauté féminine doit, en outre, impérativement se dévoiler pour exister : ce corps dénudé fait partie des représentations quotidiennes et sature l’espace public.

Dans la nouvelle mouture du capitalisme, le contrôle de soi est la condition à la vente de soi, laquelle est elle-même une condition de la réussite sociale. Aujourd’hui, la « revendication de ne pas être une chose, un instrument, manipulable et marchandisable, serait passéiste et non une condition de dignité du sujet39. » L’apparence est décisive dans le travail sur soi pour sa propre mise en valeur.

Les régressions sont à la fois symboliques (retour à la femme-objet40) et tangibles (exploitation accrue des corps féminins par les industries du sexe, la publicité, etc.). Les nouvelles prescriptions sont également sexuelles. Performatives, elles s’inspirent de la pornographie et de ses codes, devenus le nouveau manuel de la libéralisation sexuelle. En 1981, est « découvert » le point G, cette zone intravaginale ultrasensible au-dessus de l’os pubien. Cette prétendue trouvaille débouche sur une optimisation des performances coïtales et l’obligation des jouissances multiples. En outre, elle responsabilise les femmes pour leur jouissance et, dans un même mouvement, déresponsabilise (à nouveau) les hommes. Elle fraye ainsi la voie « enrégimentement sexuel41 » renouvelé. L’injonction de jouir est désormais une condition de la santé et de l’équilibre mental. Pourtant, dans les cabinets gynécologiques, les plaintes les plus fréquentes en matière de sexualité viennent des femmes de moins de 30 ans. Plus de 50 % trouvent les rapports douloureux42. On assiste donc au retour en force de la « frigidité » féminine, c’est-à-dire de l’instrumentalisation de la sexualité des femmes en faveur du plaisir sexuel masculin.

Cette biopolitique du corps impose un contrôle intériorisé contraignant notamment pour les femmes qui sont ses cibles charnelles privilégiées. « Plutôt qu’à une disparition des contraintes, on assiste à une intériorisation des maitrises et des surveillances », explique Philippe Perrot, qui poursuit : « Par étapes successives, accompagnant la montée de l’individualisme, les normes cessent de s’imposer brutalement pour s’exercer insidieusement, en souplesse, par la voie d’un chantage déguisé en sollicitude, en invite à l’épanouissement et au bien-être43. » L’intériorisation des contraintes sociales est de plus en plus reliée aux codes pornographiques.

L’invasion des représentations sexuelles pornographiques débouche sur un nouveau conformisme. « L’industrialisation de l’image sexuelle […], de la pornographie à la publicité, reconduit les normes de genre les plus réactionnaires (andocentrisme et hétérosexisme) et le vieux contrôle des corps, surtout des corps féminins », conclut François Cusset44.

Pour être belle, une femme doit être jeune et le rester45. À partir des années 1980, la jeunesse n’est plus associée à la révolte et aux idées nouvelles bouleversant les cadres archaïques et rigides. L’audace juvénile se limite à un idéal corporel uniformisant, impérieux et commercial.

« Le jeunisme est un ressort idéologique majeur des années 198046. » On le voit en œuvre partout. La norme dans la pornographie, la publicité et la mode (notamment avec son utilisation de mannequins très jeunes) est largement « adocentriste ». Si les jeunes, particulièrement les jeunes femmes et les adolescentes, sont parmi les principales cibles des vendeurs de biens de consommation, ils sont également des biens de plus en plus consommables. On constate une sexualisation précoce des filles imprégnées de références sexuelles adultes. Les garçons s’attendent à ce que les filles reproduisent les actes et les attitudes de la pornographie, ainsi que les pratiques corporelles qui lui sont liées47.

Les contraintes ont changé de nature. La nouvelle morale sexuelle, tout aussi normative que l’ancienne, impose un nouvel ordre sexuel tyrannique, lequel se traduit dans des normes corporelles et des rapports sexuels focalisés sur le plaisir masculin et la génitalité. Le nouveau conformisme est tonitruant tout en rendant docile. Il est sexiste, raciste et infantilisant. Le discours permissif sans précédent dans l’histoire qui caractérise les sociétés occidentale48 s’accompagne d’une violence accrue. Dans la pornographie, cela s’exprime, entre autres, par une humiliation accentuée des femmes et une brutalité davantage tangible et normalisée. Le sadisme est devenu banal.

La pornographie emblématise les corps féminins comme des objets-fantasmes mis au service sexuel fantasmagorique des hommes, mais exploités réellement par les industries du sexe. Elle « adultise » sexuellement les enfants tout en infantilisant les femmes.

Ce que nous avons nommé « pédophilisation49 » rend compte à la fois du jeunisme comme ressort idéologique qui s’est imposé à partir des années 1980, du processus de rajeunissement du recrutement par les industries du sexe, de sa mise en scène par la pornographie et de « l’adocentrisme » de ces représentations. Il rend également compte des techniques d’infantilisation employées par l’industrie. Cependant, le rajeunissement constaté n’est pas que la conséquence des modalités actuelles de la production des industries du sexe, il joue également dans la consommation. Désormais, on consomme très jeune. La pornographie devient le principal lieu d’« éducation » sexuelle et un modèle pour les relations sexuelles. Plus les jeunes consomment tôt, plus ils sont influencés dans leur sexualité. Plus leurs désirs, leurs fantasmes et leurs pratiques s’inspirent des codes pornographiques. Plus ils consomment jeunes, plus leurs corps sont modifiés (tatouage, piercing, chirurgie esthétique, etc.). Plus ils consomment jeunes, plus ils demandent à leur partenaire de consommer et de reproduire les actes sexuels vus sur les écrans. Plus ils consomment jeunes, plus ils consomment avec régularité et fréquence.

Il ressort également que la consommation par les jeunes filles affecte leur estime de soi. Par ailleurs, plus l’estime de soi est faible, plus les jeunes filles sont précocement actives sexuellement. L’enquête de Statistique Canada sur la santé montrait que « les filles dont l’image de soi était faible à l’âge de 12 ou 13 ans étaient plus susceptibles que celles qui avaient une forte image se soi de déclarer, dès l’âge de 14 ou 15 ans, avoir déjà eu des relations sexuelles50 ». Alors que 10,9 % des filles qui affichent une bonne estime de soi déclarent avoir eu des relations sexuelles avant 15 ans, la proportion est presque deux fois plus importante (19,4 %) chez celles qui affichent une piètre estime de soi51.

Les femmes à l’épreuve de la beauté

Plus que jamais, les pratiques liées à la beauté féminine sont invasives. Les impératifs actuels de la beauté féminine requièrent le découpage de la peau, les injections, le réarrangement ou l’amputation de parties du corps, l’introduction de corps étrangers sous l’épiderme, etc52. Les femmes et les adolescentes souffrent pour devenir belles. Au quotidien, elles font subir à leur corps un nombre important de stress. Elles utilisent des produits de beauté – savon, shampoing, revitalisant, fixatif, gel, crème hydratante, maquillage, déodorant et parfum – qui contiennent des agents nocifs pour la santé53, sans compter qu’elles portent des souliers à talon haut, lesquels engendrent des dommages parfois irréversibles au dos, au talon d’Achille, aux muscles des mollets, à la forme du pied et des orteils et qui produisent à la longue des varices, lesquelles exigeront plus tard une chirurgie réparatrice. Les colorants pour les cheveux sont parmi les produits les plus nocifs pour la santé. Les régimes alimentaires auto-administrés représentent 7 % environ des causes de retard de croissance et de puberté anormale54.

Les impératifs normatifs de la beauté, qui se sont massifiés et qui pèsent lourdement sur les femmes et les filles, exigent un travail sans cesse recommencé. Un temps important lui est consacré. L’absolu de la minceur et du ventre plat – garder la ligne à tout prix – fait plonger des adolescentes dans l’anorexie boulimie55. À cela s’ajoutent le sein haut et la bouche pulpeuse. Les cheveux sont longs, les poils ne sont plus. Pour rester dans la course à la beauté, « les adolescentes doivent développer une “écoute inquiète” de leur corps56 ». Celles qui ne s’y conforment pas sont out, coupables et indignes. Elles n’ont aucun maitrise sur elles-mêmes, ne savent pas se mettre en valeur et se vendre, sont donc peu performantes, en conséquence, elles sont inintéressantes.

Les femmes, les filles et même les fillettes sont poussées à l’exhibition. Ce devoir de paraître est déguisé en droit au bien-être. Le corps, qui doit être lisse, désirable, désirant et performant, est en même temps morcelé, ce qui est particulièrement évident dans la publicité et dans la pornographie. La partie est préférée au tout et l’érotisme masculin contemporain se caractérise par un « fétichisme polymorphe » (lequel renvoie au fétichisme de la marchandise), du sein en passant par les fesses jusqu’au pied. Par ailleurs, la loupe pornographique « portée sur tous les détails conduit d’abord à écarter les corps réels du corps idéal, les corps vécus du corps rêvé57. » Le corps féminin réel, malgré tous les efforts qui lui sont consacrés, déçoit fatalement, particulièrement les hommes qui ont commencé à consommer très jeunes de la pornographie58.

Certains préfèrent les real dolls aux vraies femmes. Quelques clics de souris permettent aux clients de choisir le corps, le visage, le style de coiffure et de maquillage, la couleur des cheveux, des yeux, de la peau, bref de se construire un ersatz de la femme idéale. La poupée-réalité est alors livrée revêtue de lingerie, d’une robe sexy et d’escarpins. Elle a le sexe aussi étroit que celui d’une adolescente. Elle est belle, jeune, silencieuse, passive, toujours consentante. Elle est parfaite ! La poupée X, un support masturbatoire pénétrable, est pour Élisabeth Alexandre, un symbole de la détestation des femmes59, des vraies femmes en chair et en os. L’une des raisons invoquées par les hommes qui ont acquis des poupées X renvoie à leurs problèmes avec l’autonomie des femmes, laquelle semble faire obstacle à la relation « amoureuse véritable ». L’expression états-unienne « real doll » affublée à une jeune femme ou à une adolescente désigne une fille particulièrement mignonne et facile à vivre. Elle ne revendique pas, reste passive, ne vit que pour plaire… C’est ce qui la rend si attrayante.

Que des hommes soient capables d’avoir une érection pour des objets synthétiques totalement dociles et jouir en dit sans doute long sur eux en particulier et sur la société masculine en général. Puisque encore plus d’hommes sont capables de bander sur des corps de femmes, de filles et d’enfants par écrans interposés et jouir, comment comprendre cette pratique sociale qui s’élargit de jour en jour ?  ? Quels sont les liens entre ces comportements et la domination sociale masculine ?

Pouvoirs

Les représentations des corps et les valeurs qu’elles induisent, le travail incessant des apparences pour s’y conformer, reproduisent à leur échelle les pouvoirs de la structure sociale. L’assise de la domination « passe par la maîtrise des usages du corps et l’imposition de ses normes60 ». Les normes, qui se sont imposées, sont fortement corrélées historiquement à l’ascension de la bourgeoisie puis à sa victoire61. Dans le capitalisme, la domination masculine impose non seulement une division sexiste du travail et une essentialisation des rôles — à l’homme la raison et la sphère publique, à la femme la procréation, les émotions, le travail des apparences et la sphère privée —, mais également une maîtrise du corps féminin, laquelle est intériorisée par les principales concernées, les dominées62. Elle s’exprime, entre autres, par le vêtement (du corset magnifiant la féminité et étouffant le corps au string, de la lingerie aux talons aiguille), en passant par les matériaux qui sont spécifiques aux vêtements féminins et qui réduisent la femme « à être une vitrine ostentatoire de la réussite sociale du mari63 ». Si la domination masculine vêt les femmes – du voile à la haute couture –, elle les dévêt également dans la publicité, la pornographie et ailleurs.

Pour Pierre Bourdieu, les femmes sont « sans cesse sous le regard des autres, elles sont condamnées à éprouver constamment l’écart entre le corps réel, auquel elles sont enchaînées, et le corps idéal dont elles travaillent sans relâche à se rapprocher64 ». Ce sont les regards des hommes qui décident des corps des femmes65. Pourtant, les publicitaires, les magazines et les pornocrates prétendent inlassablement promouvoir la « libération » des femmes. Elles sont libérées de quoi exactement ? On ne le sait pas trop. Cette prétendue libération n’en entraîne pas moins une forme exacerbée du souci de l’apparence, un travail constant sur celle-ci et une perpétuelle surveillance de soi. Ce qui dans la pornographie atteint des sommets caricaturaux, puisque la féminité y est paroxystique. Elle implique de multiples transformations corporelles, du tatouage et du piercing obligés à la chirurgie plastique, des régimes répétés à l’usage des drogues (qui permettent de moins manger). Rester jeune s’avère là aussi un impératif catégorique mais, sous stress constant, les corps pornographiques vieillissent très rapidement et mal, d’où une rotation exceptionnellement élevée des hardeuses dans l’industrie et, pour la très grande majorité, une espérance de vie dans le « métier » des plus courtes.

Les corps sont des enjeux de pouvoirs tout en étant leur symbolisation. L’époque actuelle inscrit systématiquement et massivement dans les corps les disparités sociales entre les sexes et les générations. Ce corps est une expression de la domination sociale masculine et marchande. Dans ce cadre, la valeur vénale de la liberté sexuelle « permet aux plus forts, plus riches, plus cyniques de cautionner leurs désirs criminels au détriment des plus faibles ou des plus pauvres66 ». L’argent-roi donne accès aux femmes et aux filles partout à travers le monde ainsi que sur tous les supports médiatiques tout en légitimant leur exploitation sexuelle.

Cette domination trouve une forme d’expression ultime dans les productions pornographiques qui pèsent considérablement désormais sur les représentations collectives. Dans son témoignage, Raffaëla Anderson raconte : « Elle termine en fin de me maquiller. Quand je vois ce que ça donne, je suis déçue. Je ressemble à une gamine de douze ans67. » La symbolique est forte. Faire croire que la hardeuse est âgée de douze ans est l’une des techniques de représentation de l’inceste ou de l’agression sexuelle sur une mineure. L’infantilisation pornographique rejoint une autre tendance sociale normalisée : le choix par de nombreux hommes de partenaires beaucoup plus jeunes qu’eux ou plus fragiles. Les hommes de pouvoir et d’argent ont souvent à leurs bras des jeunettes68. Cela leur permet, entre autres, d’exhiber leur pouvoir et de montrer leur capacité à dominer69. Inévitablement, les hommes de pouvoir abusent de leur pouvoir. Le sexe, l’argent et le pouvoir, ainsi que les abus qui se traduisent par du harcèlement sexuel ou des agressions sexuelles, sont étroitement imbriqués – plaisir sexuel et pouvoir, pouvoir sexuel et plaisir se conjuguent : ils excitent et incitent70.

Le préadolescent et l’adolescent d’aujourd’hui sont gavés de pornographie. Ils sont accoutumés à une vision sexiste des rapports sexuels avant même d’atteindre la maturité sexuelle. Leur imaginaire sexuel est nourri par les produits de cette industrie et, puisque le sentiment et la tendresse sont tabous dans la pornographie, puisque le sexe mécanique et le sadisme culturel sont valorisés, l’objectivation et l’instrumentalisation des femmes et des filles s’en trouvent socialement renforcées. Les garçons affichent très tôt des conduites de contrôle sexuel, assure le psychothérapeute James Wright. Ces comportements commencent habituellement à la fin de l’école primaire et sont étroitement imbriqués à leur perception de la masculinité71, laquelle est déterminée par l’environnement social au sein duquel la pornographie joue certainement un rôle. Une enquête auprès de 3 000 élèves de huit écoles secondaires de Montréal, Kingston et Toronto, au Canada, a révélé que « trois élèves sur quatre » se font harceler sexuellement par leurs pairs72 ». Le harcèlement sexuel est épidémique : 98,7 % des filles d’un échantillon de 315 étudiantes ont été la cible de harcèlement sexuel avant l’âge de 18 ans73. Dans une société où le sexe, surtout celui des jeunes femmes et des adolescentes, est un bien de consommation qui sert à vendre des marchandises et à exciter les hommes, il n’apparaît pas étonnant que l’on constate des taux élevés de harcèlement et d’agressions sexuels et que la cible des agressions soit avant tout des adolescentes.

Dans la pornographie, « la femme crie et jouit de la jouissance de l’homme74 ». L’adéquation est parfaite entre l’homme qui veut et la femme qui est à son service sexuel. Voilà peut-être le fin mot de l’histoire : « La femme doit apprendre à aimer son corps, afin de pouvoir donner du plaisir75. » Le narcissisme promu se couple avec le sadisme culturel. Par la perpétuation du règne de la marchandise, laquelle imprime des caractéristiques particulières à l’oppression des femmes, cet accouplement s’avère l’un des meilleurs garants de l’ordre social.

Richard Poulin

Article publié dans : Sexe, capitalisme et critique de la valeur : pulsions, dominations, sadisme social, sous la direction de Richard Poulin et Patrick Vassort (M éditeur, Ville Mont-Royal, Québec, 2012, 190 pages)

1;Marquis de Sade, La Philosophie dans le boudoir ou Les Instituteurs immoraux [1795], dans Œuvres complètes, Paris, Cercle du Livre précieux, 1966, p. 295.

2Karl Marx, Misère de la philosophie, Paris, Éditions sociales, 1972 [1847]p. 64.

3Christopher Lasch, La culture du narcissisme. La vie américaine à un âge de déclin des espérances, Castelnau-le-Lez, Climats, 2000, p. 105.

4 Ibid, p. 106.

5 Diana H. Russel, The Politics of Rape. The Victim’s Perspective, New York, Stein & Day, 1974.

6< ww.msss.gouv.qc.ca/sujets/prob_sociaux/agression_sexuelle/index.php?des-chiffres-qui-parlent >.

7Ministère de la Sécurité publique, Statistiques 2008 sur les agressions sexuelles au Québec, Québec, 2010, p. 3

8 Aux prises avec des agresseurs sexuels plus jeunes que voici quinze ans, des intervenants du Centre de psychologie légale de Montréal, lequel encadre les mineurs agresseurs sexuels, font un lien entre le rajeunissement des agresseurs, la consommation pornographique et la sexualisation précoce. Le ministère de la Sécurité publique (op. cit., p. 4) met en évidence le fait que « bien que les 12 à 14 ans et les 15 à 17 ans soient moins représentés parmi les auteurs présumés d’infractions sexuelles, ces groupes d’âge affichaient les plus fortes concentrations d’auteurs présumés ».

9Selon les données du ministère de la Sécurité publique (ibid.), 98 % des agresseurs sexuels sont des hommes.

10 La plupart des pédocriminels attirés par les garçons sont hétérosexuels. À leurs yeux, le jeune garçon est tout simplement incorporé au genre féminin. Le fait qu’il soit impubère lui confère un statut féminin. Ces prédateurs rejettent, en règle générale, les garçons qui atteignent leur puberté. Voir l’étude pionnière de Florence Rush, Le secret le mieux gardé. L’exploitation sexuelle des enfants, Paris, Denoël Gonthier, 1983.

11 Voir à ce propos notre essai, La mondialisation des industries du sexe, Ottawa, L’Interligne, 2004 et Paris, Imago, 2011 [2005] ; ainsi que Sheila Jeffreys, The Industrial Vagina, The Political Economy of the Global Sex Trade, New York, Routledge, 2009.

12 Lise Noël, L’intolérance, une problématique générale, Montréal, Boréal, 1989, p. 95 et 97.

13 Herbert Marcuse, L’homme unidimensionnel, Paris, Seuil, 1968, p. 108-109.

14 Ce que le producteur de marchandises offre sur le marché « ce n’est pas seulement un objet utile, mais encore et surtout une valeur vénale ». Marx, Misère de la philosophie, op. cit., p. 52. Par la suite, Marx utilisera les termes valeur d’échange ou valeur proprement dite. Voir Le Capital, livre premier, tome I, Paris Éditions sociales, 1975 [1867], p. 51 et suivantes.

15 Pour Marx et Engels, « la bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, ce qui veut dire les rapports de production, c’est-à-dire l’ensemble des rapports sociaux […] Ce bouleversement continuel de la production, ce constant ébranlement de tout le système social, cette agitation et cette insécurité perpétuelles distinguent l’époque bourgeoise de toutes les précédentes […] Tout ce qui avait solidité et permanence s’en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d’envisager leurs conditions d’existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés ». Karl Marx et Friedrich Engels, Le manifeste du Parti communiste, Paris, Éditions sociales, 1976 [1847], p. 35.

16 Karl Marx explique que « la production ne fournit pas seulement la matière au besoin, mais elle fournit également un besoin à la matière ». La production produit en même temps le besoin « en créant un type déterminé de consommation et la faculté de consommer elle-même en tant que besoin ». Dans Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), Paris, Éditions sociales, 1980, p. 14-15.

17 Max Chaleil, Prostitution. Le désir mystifié, Paris, Parangon, 2002,p. 59.

18 IOM, Trafficking In Persons: IOM Strategy And Activities, MC/INF/270, Eighty-six Session, 11 novembre 2003, < www.iom.int//DOCUMENTS/GOVERNING/EN/MCINF_ 270.PDF >.

19 André Gauron, L’empire de l’argent, Paris, Desclée de Brouwer, 2002, p. 30.

20 Bernard Perret, Les nouvelles frontières de l’argent, Paris, Seuil, 1999, p35

21 Karl Marx, « Fragment de la version primitive de la “Contribution à la critique de l’économie politique” [1858], dans Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, 1859, < http://inventin.lautre.net/livres/Marx-critique-de-l-economie-politique.pdf >.

22 Karl Marx, Un chapitre inédit du Capital, Paris, UGE, 10/18, 1970 [1867], p 75

23 « Son pouvoir social [à l’individu], tout comme sa connexion avec la société, il les porte sur lui, dans sa poche ». Marx, Manuscrits de 1857-1858 (Grundrisse), op. cit., p. 92.

24 Guy Debord, La société du spectacle, 1967,

<www.uqac/uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/livres/debord_guy/société_du_spectacle/spectacle.html >.

25 Marx, Le Capital, op. cit., p. 95.

26 Georg Simmel, Philosophie de l’amour, Paris, Rivages, 1988 [1892], p. 77.

27 Françoise Héritier, Masculin/féminin II. Dissoudre la hiérarchie, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 131.

28 Nelly Arcand, Putain, Paris, Seuil, 2001, p. 63-64.

29 « L’argent est devenu le seul nexus rerum (nœud des choses) qui les lie… » Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, op. Cit.

30 Arcand, op. cit., p. 19.

31 Sur le concept de masculinité hégémonique, voir R. W. Connell, Masculinities, Berkeley/Los Angeles, University of California Press, 2005.

32 Michela Marzano, Malaise dans la sexualité. Le piège de la pornographie, Paris, JC Lattès, 2006, p. 87.

33 Pauline Réage (Dominique Aury), Histoire d ’O, Paris, Pauvert, 1972 [1954].

34 Noël, op. cit., p. 91.

35 Le choix de Roissy n’est sans doute pas anodin, puisqu’on y pratiquait un enfermement des pensionnaires des maisons closes avant leur abolition, en France, en 1946.

36 La Vénus à la fourrure et autres nouvelles, Paris, Presses Pocket, 1985.

37 Anne-Marie Sohn, « Le corps sexué », dans Alain Corbin, Jean-Jacques Courtine et Georges Vigarello (dir.), Histoire du corps, tome 3, Paris, Seuil, 2006, p. 93-128.

38 Angelika Taschen (dir.), La chirurgie esthétique, Köln, Taschen, 2005, p. 10.

39 Véronique Guienne, « Savoir se vendre : qualité sociale et disqualification sociale », Cahiers de recherche sociologique, n° 43, janvier 2007, p. 13.

40 Christine Détrez et Anne Simon, À leur corps défendant. Les femmes à l’épreuve du nouvel ordre moral, Paris, Seuil, 2006, p. 12.

41 François Cusset, La décennie. Le grand cauchemar des années 1980, Paris, La Découverte, 2008, p. 273.

42 Anne de Kervasdoué cité par Blandine Kriegel, La violence à la télévision, Paris, PUF, 2003.

43 Philippe Perrot, Le travail des apparences. Le corps féminin, XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Seuil, 1984, p. 206-207.

44 Cusset, op. cit., p. 274.

45 Jean-Claude Kaufmann dans Corps de femmes, regards d’hommes. Sociologie des seins nus (Paris, Nathan, 1998), a montré la force de l’ostracisme encouru par les personnes âgées dans le lieu de liberté apparente et de la tolérance affichée, la plage.

46 Idem, p. 280.

47 Pour en savoir plus et explorer ces attitudes masculines juvéniles, voir notre ouvrage Sexualisation précoce et pornographie, Paris, La Dispute, 2009.

48 Jean-Claude Guillebaud, La tyrannie du plaisir, Paris, Seuil, 1998, p. 36-37.

49 Poulin, Sexualisation précoce et pornographie, op. cit.

50 Statistique Canada, Les relations sexuelles précoces, 3 mai 2005, [site consulté le 15 mai 2005], < http://wwwstatcan.ca/Daily/Français/05053/q05053a.htm >

51 L’enquête sociale et de santé auprès des enfants et des adolescents québécois 1999 de l’Institut de la statistique du Québec (Québec, Les Publications du Québec, 2000) indiquait également que 61 % des filles de seize ans, qui ont fréquenté un garçon dans l’année qui a précédé le sondage et qui avaient une faible estime de soi, ont subi de la violence. Chez les filles qui affirmaient avoir une estime d’elles-mêmes élevée, ce taux se situait à la moitié, soit 30 %.

52 Sheila Jeffreys, Beauty and Misogynie : Harmful Cultural Practices In The West, London, Routledge, 2005.

53 Plusieurs produits, notamment des marques Cover Girl, Pantene, Secret, Dove, Revlon, Suave, Clairol, Estée Lauder et Calvin Klein contiennent du « phthalate », une toxine nocive qui a des effets à long terme sur la santé. Pour de plus amples informations sur ce sujet, voir Stacy Malkan, Not Just a Pretty Face. The Ugly Side of the Beauty Industry, Canada, New Society Publishers, 2007.

54 Sandrine et Alain Perroud, La beauté à quel prix ? Lausanne, Favre, 2006.

55 Depuis 1970, le poids moyen d’un mannequin utilisé dans la publicité est passé de 11 % de moins que le poids moyen d’une femme à 17 % en 1987. Aujourd’hui, les mannequins pèsent 23 % de moins que la femme moyenne ; il n’est donc pas surprenant que 75 % des femmes et des adolescentes suivent ou ont suivi un régime amaigrissant. Selon Santé Canada, de 1987 à 2001, les hospitalisations pour les troubles de l’alimentation chez les filles de moins de 15 ans ont augmenté de 34 % et chez celles âgées de 15 à 24 ans de 29 %. Santé Canada, Rapport sur les maladies mentales au Canada, Ottawa, Santé Canada, octobre 2002, < http://www.phac-aspc.gc.ca/publicat/miic-mmac/index_f.html >.

56 Caroline Moulin, Féminités adolescentes, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2005,p. 78.

57 Perrot, op. cit., p. 67.

58 Les sexologues québécois disent recevoir beaucoup de jeunes hommes qui souffrent de dysfonctions érectiles qu’ils imputent à leur consommation de pornographie. Il semble que le corps féminin réel déçoit particulièrement les hommes qui ont commencé à consommer très jeunes.

59 Élisabeth Alexandre, Des poupées et des hommes. Enquête sur l’amour artificiel, Paris, La Musardine, 2005.

60 Christine Détrez, La construction sociale du corps, Paris, Seuil, 2002, p. 173.

61 Voir entre autres Michel Foucault, Histoire de la sexualité tome 1. La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 ; Georges Vigarello, Le corps redressé, Paris, Delarge, 2001 ; Alain Corbin, Le miasme et la jonquille, Paris, Aubier, 1982.

62 Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998.

63 Détrez, op. cit., p. 187.

64 Bourdieu, op. cit., p. 95.

65 Kaufmann, op. cit.

66 Dominique Folscheid, Sexe mécanique. La crise contemporaine de la sexualité, Paris, La Table Ronde, 2002, p. 14.

67 Raffaëla Anderson, Hard, Paris, Grasset, 2001, p. 17.

68 Janine Mossuz-Lavau, La vie sexuelle en France, Paris, La Martinière, 2002, p. 49.

69 Marx exprime cette idée autrement : « Moi qui par l’argent peux tout ce à quoi aspire un cœur humain, est-ce que je ne possède pas tous les pouvoirs humains ? Donc mon argent ne transforme-t-il pas toutes mes impuissances en leur contraire ? Ce que je suis, et ce que je puis, n’est nullement déterminé par mon individualité. Je suis laid, mais je puis m’acheter la plus belle femme ; aussi ne suis-je pas laid, car l’effet de la laideur, sa force rebutante, est annihilée par l’argent. » Karl Marx, Manuscrits de 1844, Paris, Éditions sociales, 1972 [1844], p. 121.

70 Michel Foucault, op. cit., p. 66.

71 James E. Wright, The Sexualization of America’s Kids and How to Stop It, New York, Lincoln, Shanghai, Writers Club Press, 2001.

72 Dans Pierrette Bouchard, Consentantes ? Hypersexualisation et violences sexuelles, Rimouski, CALACS de Rimouski, 2007, p. 52.

73 Julia Whealin, « Women’s report of unwanted sexual attention during chilhood », Journal of Child Sexual Abuse, vol. 11, n° 1, 2002, p. 75-94.

74 Matthieu Dubost, La tentation pornographique, Paris, Ellipses, 2006, p. 66.

75 Christine Détrez et Anne Simon, À leur corps défendant. Les femmes à l’épreuve du nouvel ordre moral, Paris, Seuil, 2006, p. 245.

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