Venezuela : chronique d’en bas (N° 1)

Nous ouvrons ici un cycle de chroniques de notre ami Romain Migus, journaliste français qui a longtemps exercé son métier au Venezuela. Dans ces récits-témoignages, il a choisi de nous parler de ce pays en partant du réel, de la vie de tous les jours, de nous rapporter des anecdotes, des discussions avec les autochtones. Bref, Romain Migus trace un tableau pointilliste, nous offre du vécu, plonge dans le profond de l’âme vénézuélienne, se garde des informations de seconde main, laisse à d’autres les analyses politiques subjectives. Ce parti pris d’écriture est chargé de cette fraîcheur qui déplaira aux cyniques dont les discours ne résisteront pas à l’épreuve du temps.

En prenant mon café, au petit matin du 17 mai 2018, à l’aéroport Charles de Gaulle, la première image qui me vint à l’esprit est celle de cette femme et de son bébé rencontrés à l’aéroport de Caracas, 7 ans plus tôt, en décembre 2011. A l’époque, je voyageais de Caracas à Paris, et pour rompre la monotonie de la file d´attente qui nous conduisait dans l´Airbus A330, j´engageais la conversation en lui demandant si elle allait passer les fêtes de fin d´année en France.

« Non, me répondit-elle, je passe par la France en transit. Je vais présenter mon fils à ma famille, à Damas. »

Cela faisait plusieurs mois que la guerre en Syrie faisait rage, et les transnationales de la communication nous annonçaient la chute de Damas et du gouvernement syrien comme imminentes. Et devant moi, cette jeune femme me disait tranquillement qu´elle emmenait son bébé au cœur de la fournaise. Je la regardai perplexe, elle me répondit par un sourire.

Comme elle n´avait en rien l´air d´une folle suicidaire et infanticide, je la remerciai, un peu bêtement, de me montrer par son acte que la situation dans le pays du levant était surement plus complexe que ce que décrivait alors le système médiatique. La suite lui donna raison.

7 ans ont passé et les rôles se sont inversés. Aujourd´hui, c´est moi qui doit supporter les regards perplexes lorsque je dis que je vais passer un mois et demi à Caracas. Dans tous les cas de figure, je me contente désormais de répondre par un sourire.

Au vu de la proximité des élections présidentielles du 20 mais 2018, mon avion est rempli d´observateurs internationaux et de journalistes. Pour moi, le trajet se fera à coté de journalistes d’un média suisse qui potassent d´autres journaux afin de se faire une brève idée de la situation politique du pays qu´ils sont censés couvrir. Planqué derrière l’exemplaire de L´Equipe qui relate la triste défaite de l´Olympique de Marseille en finale de la Ligue Europa, j´observe, amusé, cette pratique de « circulation circulaire de l´information ». Au bout d´une heure, leurs collègues les ont convaincus : l´élection sera faussée et illégitime. Je pense un instants aux pauvres suisses qui croient encore à l’honnêteté de leur système médiatique, et puis je m’endors.

Arrivé à Maiquetía. A peine sorti de l´aéroport Simon Bolivar, je me laisse doucement aveugler par la lumière blanche de cette côte caribéenne, si bien mise en valeur par le peintre Armando Reveron. Dans le bus qui m´emmène chez moi, les barrios et les souvenirs défilent le long des montagnes qui jouxtent l’autoroute qui mène du littoral à la capitale : Blandín et Plan de Manzano sur le flan gauche, El niño Jesus et Gramoven sur notre droite. On entre enfin à Caracas.

A peine arrivé à l’appartement, je reçois un appel. C’est Eduardo. 73 ans, ancien situationniste et ami de Guy Debord, tour à tour motard, marin-pêcheur et conseiller de ministres bolivariens. Eduardo est désormais connu de tous pour ses courtes vidéos sarcastiques, diffusés sur des chaines publiques, ou il tourne en dérision les politiciens d´opposition.

« Chamo, t’es bien arrivé ? Pas trop fatigué ? »
Je n´ai pas le temps de répondre qu’Eduardo m´explique en peu de mots le but de son appel.
« Yahaira a cuisiné du poisson pour diner, et on a une bouteille de whisky. Je viens te chercher en moto. Dans 15 minutes je suis en bas de chez toi ».
Ce n’est pas vraiment la première image que l´on pourrait imaginer d’un Venezuela menacé d’intervention « humanitaire », mais le décalage horaire et la vision apocalyptique des medias attendront. Quelques minutes de slalom entre les voitures, et nous voilà chez lui. Les verres se remplissent, on trinque debout. On trinque à nous, à Chavez et à la Révolution.

Yahaira, la femme d´Eduardo, se lance :
« Ça fait deux ans qu´on arrête pas de recevoir des coups dans la gueule. Mais ils n´ont toujours pas réussi à nous mettre à genoux, esos coño´e madre ».
– « Assieds-toi et écoute, continue Eduardo. On a tellement de trucs à se raconter que je ne sais même pas par où commencer »

M’asseoir et écouter. C´est ce que je vais faire pendant un mois et demi. Ecouter les histoires quotidiennes des citoyens d’un pays encore et toujours en révolution, pour essayer de replacer ces témoignages dans les événements politiques qui ont secoué le Venezuela depuis deux ans.

Si l´analyse politique ou économique nous permet de saisir le moment historique, elle ne nous renvoie que trop rarement à la réalité vécue par les Vénézuéliens et les Vénézuéliennes. Ces récits de vie sont systématiquement occultés par les médias dominants, car ils offrent à voir le Venezuela réel, et donnent un sens au processus politique. De ce fait, ils sont le premier obstacle au mensonge et à la propagande.

Comment comprendre les 6,2 millions de voix obtenus par Nicolas Maduro lors de l´élection présidentielle lorsque le Venezuela a subi un black-out médiatique entre le 30 juillet 2017 (date de l´élection de l´Assemblée constituante) et le 20 mai 2017 ?

Comment saisir l’identité chaviste, essence même du processus bolivarien, si les protagonistes ordinaires de la révolution sont écartés au profit des événements ?

Comment interpréter les effets de la guerre économique sur la population sans s’immiscer dans la quotidienneté des Vénézuéliens ? Aucun chiffre, aucun rapport ne pourra expliquer pourquoi la vie continue, et pourquoi et la solidarité terrasse l’amertume, alors que le pays est assiégé économiquement.

Raconter le Venezuela n’a jamais été pas chose aisée. A la chimère de l’objectivité, nous préférons cette fois-ci le récit subjectif : le nôtre, notre histoire. Si comme dans chaque chronique, les personnages ont été choisis parmi d’autres, leurs propos ont été fidèlement retranscris. Aucune liberté n’a été prise avec leurs témoignages.

Essayons de dépasser les analyses systémiques pour un temps et promenons-nous dans le Venezuela visible. Laissons-nous guider par la parole du commun, au fil des rencontres, des retrouvailles, des débats et des batailles quotidiennes.

Contrairement à certaines pratiques « journalistiques », dans ces chroniques, les prénoms n´ont pas été changés. Ceux qui parlent sont des personnes en chair et en os, elles existent, elles vivent, elles respirent, et elles critiquent n´importe quel membre du gouvernement « quand il le mérite ».

Leurs combats les embellit, leurs galères les rend plus forts, et transforment la routine en une lutte révolutionnaire passionnée.

Alors, asseyons-nous, et écoutons les histoires de ces héros ordinaires.

Romain Migus

Prochain épisode : 2016-2017, « Le calme après la tempête ».

Cet article a été initialement publié par Le Grand Soir, le 16 juillet 2018



Articles Par : Romain Migus

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