Wal-Mart à l’assaut du monde
En 1992, le président des Etats-Unis eut cette formule : « Le succès de Wal-Mart est le succès de l’Amérique. » Désormais, la multinationale de la distribution est devenue la plus grosse entreprise du monde. Et le dumping social qu’elle pratique – elle vient d’être condamnée à 172 millions de dollars d’amende pour avoir refusé à ses employés une pause-déjeuner – contamine l’économie occidentale. Ainsi, au nom de la lutte contre Toyota, General Motors, qui a déjà annoncé 30 000 suppressions d’emplois, entend imposer à ses ouvriers une baisse des salaires, et à ses fournisseurs une réduction de prix. Delphi, le plus gros équipementier américain, voudrait carrément payer ses salariés 9,50 dollars de l’heure au lieu de… 28 dollars actuellement.
« Des haillons à la fortune » : cette définition rituelle du « rêve américain » de mobilité sociale doit dénicher en permanence son lot de jolies histoires qui entretiendront l’illusion commune. Ce fut John D. Rockefeller, petit comptable à Cleveland, métamorphosé à 31 ans en patron du pétrole le plus puissant du monde. Ce fut Steve Jobs quittant l’université sans diplôme pour fonder dans son garage une société, Apple, qui rendit le jeune Californien milliardaire à l’orée de son trentième anniversaire.
Au tour de Wal-Mart à présent, mais en plus grand. Au départ, une petite boutique dans un des Etats (l’Arkansas) les plus pauvres du pays. A l’arrivée, un chiffre d’affaires tournant autour de 310 milliards de dollars en 2005, une famille dont quatre des fils comptent au nombre des dix personnes les plus riches de la planète, une chaîne d’hypermarchés devenue à la fois la plus grosse entreprise du monde – elle a dépassé ExxonMobil en 2003 – et le premier employeur privé. Les seules ventes de Wal-Mart représentent 1 CD acheté aux Etats-Unis sur 5, 1 tube de dentifrice sur 4, 1 couche-culotte sur 3. Et, de façon plus significative, 2,5 % de l’ensemble du produit national brut (PNB) américain (1) ! Plus riche et plus influente que cent cinquante pays, l’entreprise doit aux règles qu’ils ont mises en place le pouvoir qu’elle exerce aujourd’hui.
A ce niveau de puissance, inutile en effet de s’étonner que la plupart des transformations (économiques, sociales, politiques) de la planète aient trouvé leur pendant – parfois aussi leur origine, leur courroie de transmission, leur accélérateur – à Bentonville, dans l’Arkansas, siège de la firme. Combat contre les syndicats, délocalisations, recours à une main-d’œuvre surexploitée que la déréglementation du travail et les accords de libre-échange rendent chaque année plus prolifique : c’est le modèle Wal-Mart. Pression sur les fournisseurs pour les contraindre à serrer leurs prix en comprimant leurs salaires (ou à s’implanter à l’étranger) ; flou des missions pour favoriser l’enchaînement des tâches et pourchasser ainsi le moindre temps mort, la moindre pause : c’est le modèle Wal-Mart. Construction de bâtiments hideux (les « boîtes à chaussures ») achalandés par l’armada des 7 100 camions géants de l’entreprise, roulant et polluant 24 heures sur 24 afin de bourrer à l’heure dite les coffres des millions de voitures alignées dans les parkings immenses de presque chacune de ces 5 000 grandes surfaces que la multinationale exploite : c’est le modèle Wal-Mart.
Et puis, quand les syndicats contre-attaquent, quand les écologistes se réveillent, quand les clients enfin mesurent ce que « les prix les plus bas » leur dérobent, quand des artistes oublient un instant de se vendre pour relayer le mouvement populaire, quand des citoyens font barrage à l’installation de nouveaux cubes de béton sur leurs territoires (lire « Résistances populaires »), c’est encore Wal-Mart, qui, cette fois, recrute d’anciens « communicants » de la Maison Blanche, démocrates ou républicains, et leur enjoint de blanchir l’image de l’entreprise, de saturer les médias (2). Ils diront : désormais, Wal-Mart est « éthique » ; elle ne cherche qu’à créer des emplois – certes médiocrement payés, mais mieux vaut peu que rien, et les clients aiment tant les prix bas… Ils ajouteront que la quête obstinée de rendement a permis d’améliorer la productivité nationale. Et que dorénavant l’entreprise défendra l’environnement comme elle a secouru les victimes de l’ouragan Katrina. Exploitation, communication : un modèle, encore… Au fond, comment s’en étonner vraiment ? On ne devient pas la plus grosse entreprise du monde par hasard, uniquement parce que, quarante ans plus tôt, le fondateur Sam Walton (décédé en avril 1992, quelques jours après avoir reçu des mains de l’ancien président George Herbert Bush une des plus hautes distinctions américaines) a eu l’illumination de vendre des pastèques sur le trottoir du magasin et d’offrir en même temps aux enfants de ses clients des promenades à dos d’âne sur le parking (3).
Profiter du libre-échange
Le premier Wal-Mart ouvre en 1962, à Rogers en Arkansas, dans une zone rurale et délaissée. Neuf ans plus tard, l’entreprise a élargi sa sphère d’influence à cinq Etats. Les premiers marchés qu’elle dessert, de faible densité, sont ignorés des grands distributeurs : Wal-Mart y assoira son monopole avant de s’étendre ailleurs. Elle privilégie la périphérie des centres urbains pour profiter à la fois de la clientèle des villes et du prix plus bas des terrains. Anticipant en 1991 l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena) que le président William Clinton, ancien gouverneur de l’Arkansas, fait ratifier deux ans plus tard (4), le Petit Poucet de Bentonville s’internationalise et débarque au Mexique. Le Canada suit en 1994. Puis viennent le Brésil et l’Argentine (en 1995), la Chine (en 1996), l’Allemagne (en 1998), le Royaume-Uni (en 1999). En 2001, les recettes de Wal-Mart dépassent le PIB de la plupart des pays, dont la Suède. Carrefour, numéro deux du secteur (72 milliards d’euros en 2004), que Wal-Mart a envisagé de racheter en 2004, est plus présent à l’international. Mais l’entreprise fondée par Sam Walton se prévaut d’un atout maître : les 100 millions d’Américains qui iraient désormais chercher les « everyday low prices » (« les prix chaque jour plus bas ») qu’elle leur propose.
Plus bas, ils le sont. En moyenne de 14 % (5). Mais à quel prix ? c’est toute la question. La réponse diffère selon qu’on se soucie de l’individu-client à l’affût des meilleures affaires, ou plutôt des salariés des fournisseurs d’une entreprise assez puissante pour imposer à chacun de tenir – et de réduire – ses coûts. Pour que le client de Wal-Mart soit comblé, le travailleur doit souffrir… Pour que les prix de Wal-Mart et de ses sous-traitants soient toujours les plus bas, il faut aussi que les conditions sociales se dégradent alentour. Et mieux vaut par conséquent que les syndicats n’existent pas. Ou que les produits viennent de Chine (lire « Petites mains du Sud pour firme du Nord »).
La schizophrénie du client qui économise avec un tel acharnement qu’il contribue chemin faisant à appauvrir le producteur qu’il est aussi peut paraître théorique et lointaine. Compte tenu de la puissance que Wal-Mart exerce (8,5 % des ventes de détail des Etats-Unis, hors automobile), la contradiction devient vite réelle et immédiate. Ainsi, la firme de Bentonville se targue des « 2 329 dollars par an » qu’elle « permet d’économiser aux familles qui travaillent » ; elle affirme avoir accru en 2004 le pouvoir d’achat de chaque Américain de 401 dollars en moyenne et, la même année, permis la création, directe ou indirecte, de 210 000 emplois (c’est l’idée que l’argent économisé par ses clients a été affecté à d’autres consommations et a donc dopé l’activité ailleurs).
Les adversaires de la multinationale ont en tête des indicateurs moins affriolants. Les prix bas ne tombent pas du ciel ; ils s’expliquent pour partie par la baisse, de 2,5 % à 4,8 %, du revenu moyen des salariés dans chacun des comtés des Etats-Unis où la multinationale s’est installée. La firme déprime les rémunérations là où elle se déploie. Elle crée les conditions des « everyday low prices ». Au passage, elle multiplie le nombre des clients qui n’auront bientôt d’autre recours que de devoir économiser dans ses rayons.
Car, entre le pot de fer de la distribution et les pots de terre de la sous-traitance, des employés de la multinationale, des grandes surfaces rivales, le « jeu du marché » opère un triple effet de déflation salariale. D’abord, à cause de la domination d’une entreprise peu prodigue envers ses « associés » (le terme d’usage). Ensuite, à cause de la destruction de la plupart de ses concurrents ou de l’obligation qui leur est faite pour survivre de s’aligner sur son moins-disant social. Enfin, et surtout, à cause des oukases que Wal-Mart exerce sur ses fournisseurs, Etats compris, dont elle détermine souvent de fait les prix (en 2002, elle achetait par exemple 14 % des 1,9 milliard de dollars de produits textiles exportés aux Etats-Unis par le Bangladesh).
Au fil de ses pérégrinations, la firme de Bentonville n’a jamais renoncé à deux de ses caractéristiques d’origine : le paternalisme et l’aversion pour les syndicats. Dans le Sud américain, les Etats les plus pauvres – en particulier l’Arkansas du temps où M. Clinton en était le jeune gouverneur – se sont régulièrement vantés de la médiocrité des rémunérations locales pour attirer les investissements des entreprises. Les choses sont tout à fait simples pour les 1 300 000 « associés » de Wal-Mart aux Etats-Unis : il n’y a pas de syndicats. Mme Mona Williams, porte-parole de l’entreprise, s’en est expliquée : « Notre philosophie est que seuls des associés malheureux voudraient adhérer à un syndicat. Or Wal-Mart fait tout ce qui est en son pouvoir pour leur offrir ce qu’ils veulent et ce dont ils ont besoin. » A condition, on l’a compris, de ne pas avoir « besoin » de trop : « Est-il vraiment réaliste, interroge Mme Williams, de payer quelqu’un 15 ou 17 dollars de l’heure pour remplir des rayons (6) ? » Le PDG de l’entreprise, M. Lee Scott Jr, ne remplit pas les rayons. Il a donc reçu 17,5 millions de dollars en 2004.
Pour mieux se préserver de syndicats au réalisme incertain, chaque gérant de magasin dispose d’une « boîte à outils ». Dès la première sève de mécontentement organisé, il appelle une ligne rouge qui dépêche par avion privé un cadre supérieur de Bentonville. Plusieurs jours de pédagogie maison suivront, infligés aux « associés » pour les purger des mauvaises tentations (lire « Des « dirigeants à notre service »… »). En 2000 pourtant, rien n’y fait : le rayon découpe d’une boucherie texane de Wal-Mart s’affilie à une organisation ouvrière. L’entreprise supprime ce service et renvoie les « mutins ». C’est illégal, mais la procédure de recours, qui ne débouche jamais sur grand-chose (la déréglementation est passée par là), est interminable. D’ailleurs elle dure toujours. L’année dernière, les « associés » d’une succursale québécoise veulent eux aussi être représentés par un syndicat. Wal-Mart ferme la boutique et explique : « Ce magasin n’aurait pas été viable. Nous avons estimé que le syndicat voulait altérer de fond en comble notre système d’opération habituel (7). »
Ce n’est pas faux. Pour réussir, le modèle Wal-Mart lui impose de payer ses « associés » 20 % à 30 % en dessous de ses concurrents du secteur, mais aussi d’être beaucoup plus chiche qu’eux quand il s’agit de déterminer les protections sociales (maladie, retraite, etc.) sur lesquelles ses employés peuvent compter. Comme souvent avec les patrons libéraux, l’Etat ou la charité servent de voiture-balais. Après qu’un rapport du Congrès eut estimé que chaque salarié de Wal-Mart coûtait 2 103 dollars par an à la collectivité, sous forme de compléments d’assistance divers (santé, enfants, logement), une étude interne de l’entreprise a admis : « Notre couverture sociale coûte cher aux familles à bas revenus, et Wal-Mart compte un nombre important d’associés et d’enfants d’associés sur les registres de l’aide publique. »
Guerre des supermarchés
Moins de 45 % des employés peuvent en effet s’offrir l’assurance médicale que leur propose l’entreprise ; 46 % des enfants d’« associés » sont soit dépourvus de toute protection, soit couverts par le programme fédéral réservé aux indigents (Medicaid). Profits privés (10 milliards de dollars en 2004), pertes publiques. Forçant un peu le trait, M. Jesse Jackson, candidat démocrate à la Maison Blanche en 1984 et en 1988, a récemment comparé les rayons de la multinationale à des « plantations » lui rappelant les conditions de travail des champs de coton du Sud.
Mais, cette fois, le Sud est en train de gagner la guerre. Celle des salaires. En 2002, Wal-Mart annonce qu’elle va s’attaquer au marché californien et installer dans la région de Los Angeles une quarantaine de ses supercenters où l’on trouve tout, de l’alimentaire à l’accessoire automobile. Réaction des concurrents menacés (Safeway, Albertson) ? Ils exigent illico de leurs employés – représentés par un syndicat, eux – une réduction des rémunérations et des garanties sociales. D’un côté, 13 dollars de l’heure et une bonne couverture médicale ; de l’autre (Wal-Mart), 8,50 dollars et une protection minimale. Le combat était inégal. En octobre 2003, les 70 000 employés des chaînes installées en Californie refusent les concessions qu’on leur réclame et se mettent en grève. Celle-ci dure cinq mois. Lock-out, recrutement de remplaçants : vingt-cinq ans de déréglementation du droit du travail confortent la riposte patronale. Le syndicat cède.
Quand Wal-Mart arrive, les petits commerces ferment. Depuis que la firme s’est installée en Iowa, au milieu des années 1980, l’Etat a perdu la moitié de ses épiceries, 45 % de ses quincailleries et 70 % de ses confectionneurs pour homme. Empruntant au registre habituel du « populisme de marché » de la droite américaine, l’entreprise assure néanmoins qu’elle ne fait que défendre des consommateurs désargentés qui, légitimement, réclament « les prix les plus bas » à des corporations grassouillettes de producteurs ou de détaillants nantis de rémunérations indéfendables. La multinationale amie du président Bush se prévaut d’être « élue » chaque jour par les dollars de ses clients rangés en files patientes devant les caisses enregistreuses de ses magasins (8).
Pour M. Scott, tout le reste ne serait que vision « utopique » et pastorale destinée à des privilégiés pendant que les sans-grade, eux, « ne pourraient pas accéder à une vie agréable, uniquement parce que d’autres ont arrêté une image particulière de ce que le monde devrait être, au lieu de se soucier d’abord de la méthode la plus efficiente pour servir le consommateur (9) ». Et M. Scott menace à mots couverts : si une localité refuse Wal-Mart, sa voisine l’accueillera. La rebelle subira alors presque tous les inconvénients de la soumise (destruction des commerces de proximité, baisse des salaires) sans profiter d’aucun de ses avantages (emplois, recettes de l’impôt foncier).
Même liberté verrouillée pour les sous-traitants. Tel un Gosplan privé, le plus gros détaillant du monde peut déterminer les prix de ses fournisseurs, les salaires qu’ils versent, leurs délais de livraison. A eux ensuite de se débrouiller, d’employer des clandestins, d’aller se fournir en Chine. Qu’un « accident » survienne, et Wal-Mart pourra toujours prétendre que ce n’est pas directement son affaire, qu’elle est bien sûr outrée d’apprendre ce qui s’est passé… Mais quelle multinationale se comporte différemment ? Aux Etats-Unis, Sanofi Aventis sous-traite par exemple son nettoyage à une entreprise qui sous-paie ses salariés, ne leur procure aucune assurance-maladie et combat leur droit syndical. Wal-Mart va juste un peu plus loin que la plupart des autres : « Selon le journal mexicain La Jornada, certains [de ses] fournisseurs sont contraints de laisser leur puissant donneur d’ordres fouiller dans leurs comptes pour traquer les “coûts superflus” (10). »
Wal-Mart n’est au fond que le symptôme d’un mal qui va. Chaque fois que le droit syndical est attaqué, que les protections des salariés sont rognées, qu’un accord de libre-échange accroît l’insécurité sociale, que les politiques publiques deviennent l’ombre portée des choix des multinationales, que l’individualisme du consommateur supplante la solidarité des producteurs, alors, chaque fois, Wal-Mart avance…
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(1) The Wall Street Journal, 3 décembre 2005.
(2) Par exemple, MM. Michael Deaver, qui conseilla le président républicain Ronald Reagan, et Thomas Mc Larty, qui fit de même avec le président William Clinton. Sur les techniques qu’ils ont employées et auxquelles ils ont recours en ce moment, lire « Faiseurs d’élections made in USA », Le Monde diplomatique, août 1999.
(3) Anecdote racontée par George H. Bush lorsqu’il remit, en mars 1992, la Presidential Medal of Freedom à Sam Walton.
(4) Mme Hillary Clinton a appartenu au conseil d’administration de Wal-Mart entre 1986 et 1992.
(5) Steven Greenhouse, « Wal-Mart, driving workers and supermarkets crazy », The New York Times, 19 octobre 2003.
(6) The Wall Street Journal Europe, 7-9 novembre 2003.
(7) International Herald Tribune, 11 mars 2005.
(8) Lire Thomas Frank, Le Marché de droit divin. Capitalisme sauvage et populisme de marché, Agone, Marseille, 2003.
(9) Cité par le Financial Times, 6 juillet 2004.
(10) Dans Walter Bouvais et David Garcia, Multinationales 2005, Danger public, Paris, 2005, p. 325.